Il faut bien s’y résoudre : les Fratellis ne surpasseront jamais le succès colossal de leur Chelsea Dagger. Mais il y a des années qu’ils sont « ailleurs », nous offrant régulièrement un nouvel album « à grand spectacle », comme leur majestueux dernier-né, Half Drunk Under a Full Moon.
Bien sûr, on sait tous que la malédiction des Fratellis, c’est d’avoir composé du premier coup un hit aussi énorme que leur imparable Chelsea Dagger, et de l’avoir inclus sur un premier album, Costello Music, rempli jusqu’à la gueule de tubes presqu’aussi efficaces. Où aller ensuite ? Tout ce qui allait suivre ne pouvait être qu’une déception pour le public qui attendait encore et encore ce glam rock ressuscité et ces mélodies parfaites pour s’enfiler des pintes de bières au pub avec les lads. Ceux qui ont quand même suivi le groupe ont eu de plus la surprise de constater que l’objectif de Jon Fratelli était plutôt de composer des classiques de la musique américaine (quand même une tentation assez commune en Ecosse, sans qu’on comprenne bien pourquoi…), avec un intérêt particulier pour les années 60 ! Le malentendu était profond, et la célébrité du groupe allait gravement en souffrir.
Mais la discographie de nos Ecossais est loin d’avoir sombré en qualité, au fil des années : il est même permis d’affirmer que leurs dernières productions sont magnifiques, et que l’ambitieux second album solo de Jon (Bright Night Flowers) est un petit chef d’œuvre romantique resté confidentiel. On cite cet album parce que Half Drunk Under a Full Moon semble s’inscrire dans la même veine : il s’agit ici de produire de la musique populaire – d’un autre temps, oserait-on dire -, exprimant ces sentiments éternels dont la pop music s’est toujours nourrie, en s’appuyant sur des mélodies facilement mémorisables, mais dans une sorte de décor cinématographique à grand spectacle, en technicolor… Soit une approche musicale « maximaliste » vraiment décalée par rapport à ce qui se fait en 2021. Bref, les Fratellis sonnent comme des traditionalistes révolutionnaires, susceptibles d’enchanter autant de gens que d’en irriter d’autres. Il suffit de prendre le romantique Action Replay comme exemple de cette démesure impensable dont fait preuve Jon : on se sentirait presque dans une comédie musicale avec Judy Garland !
L’ouverture avec la chanson-titre Half Drunk Under a Full Moon est, en dépit de son titre et de son thème profondément dépressif, une sorte d’explosion paradoxale de bonheur qui utilise toutes les armes possibles pour être irrésistible. Et qui permet de confirmer le talent de parolier – largement surréaliste ! – bien connu de Jon : « Well I lost my sense of humor when my lips turned blue / Now I know the right move is just whatever gets you through / I swooned from the minute that I woke / Stay tuned cause it just might rain… » (Eh bien, j’ai perdu mon sens de l’humour quand mes lèvres sont devenues bleues / Maintenant je sais que la bonne chose à faire est tout ce qui vous permet de survivre / Je me suis évanoui à la minute même où je me suis réveillé / Restez à l’écoute car il pourrait pleuvoir…). Et on enchaîne avec un Need a Little Love qui donne envie de danser sous la pluie, et qui pourrait sortir d’un album de Harry Nilsson. Lay our Body Down fait encore monter le lyrisme d’un cran, avec des harmonies vocales imparables et une ambiance orchestrale maximale. Avec the Last Songbird, on est plutôt dans le folklore bon enfant, dans le genre de musique qui anime les soirées dansantes des petits villages écossais, et donc très, très loin de notre morne quotidien pandémique : et si on remerciait plutôt cet extra-terrestre qu’est Jon Fratelli pour ça ?
Strangers in the Street, déjà sorti en single, est indiscutablement le sommet de l’album, un morceau classique, lyrique (comme du Springsteen en version Phil Spector…) et – pour une fois – vraiment triste : « Darling, come the time / When you slip away / I’ll be that whispered word / That hangs around your doorway / Our tale complete / We’ll still dance like strangers in the street » (Chérie, viendra le moment / Où tu t’éclipseras / Je serai ce mot chuchoté / Accroché autour de ta porte / Notre histoire est terminée / Nous danserons toujours comme des étrangers dans la rue).
Mais chez les Fratellis, la tristesse ne saurait durer, et le groupe prend soin d’empiler dans la dernière partie de l’album trois morceaux « feel good » : Living In the Dark qui ruisselle littéralement d’optimisme, Six Days in June, qui, avec ses cuivres expansifs, indique une nouvelle direction possible pour la musique du groupe, et enfin un Oh Roxy plus fidèle aux origines pop britanniques du groupe.
Hello Stranger est l’impeccable final nostalgique que méritait l’album : derrière la joie que dégage presque toujours la musique des Fratellis, il y a ce sentiment nostalgique d’une beauté à la fois tellement proche et pourtant éternellement hors de portée : « So lose those sad eyes and be on your way / Keep your friends close and your love on display / And after all, we both know how this ends / We both know we must give back what we spend / Let it out turn around slip away / Maybe we’ll meet again some day… » (Alors ne reste pas avec ces yeux tristes, va-t-en / Garde tes amis proches de toi et porte ton amour bien en évidence / Après tout, nous savons tous les deux comment ça se termine / Nous savons tous les deux que nous devons rendre ce que nous avons dépensé/ Il faut le laisser nous échapper / Peut-être que nous nous reverrons un jour…).
Gageons que ce n’est pas avec ce nouvel album franchement excessif, aussi parfait soit-il, que le groupe retrouvera les faveurs du grand public, avec lequel il est de plus en plus en décalage. Mais ça n’empêchera pas Jon Fratelli de réessayer, encore et encore. On attend le prochain disque, mais d’ici là, on a des réserves pour patienter, sous influence de l’alcool ou pas, éclairés par la pleine lune ou pas…