Vous fantasmez les aventures de la marine à voile ? Alors histoire de vous ramener les deux pieds sur la terre ferme, les auteurs de Martha Jane Cannary, vous ont concocté un sea trip cauchemardesque qu’on n’est pas près d’oublier. Un travail colossal !
Christian Perrissin et Matthieu Blanchin ont donc remis un ouvrage sur leur métier. Une fois encore, ils se focalisent sur une petite histoire dans l’Histoire, de celles qui lui donnent toute sa saveur et sa chair. De celles qui permettent de sentir son souffle épique agiter votre imaginaire. Dans ce deuxième essai, ils mettent en scène un épisode invraisemblable qui verra une escadre anglaise sillonner les océans au milieu du XVIIIe siècle1. A cette époque, la Perfide Albion souhaite en effet asseoir sa suprématie maritime sur le monde. A cette fin, le Commodore Anson est désigné pour prendre la tête d’une flotte de huit navires dans un seul et unique but : se livrer à un pillage en règle de toutes les villes espagnoles du Chili et du Pérou avant de capturer le fameux Galion de Manille. Et plus si affinités !…
Bon, dès le départ, on sent bien que notre homme n’y croit pas des masses. Tout comme le lecteur qui, même non instruit des choses militaires, comprend rapidement que cette dotation constitue une armada fort glorieuse pour s’assurer la domination des mers australes : un maigre sloop (j’ai pas dit slip), deux pinques (j’ai pas dit punks) pour assurer le transport des prises qui s’annoncent immanquablement prodigieuses, deux frégates (bon, ok), et seulement trois lourds vaisseaux de ligne. C’est déjà beau, non ? De quoi se plaint-on ? Anson se montre néanmoins respectueux des ordres donnés. Il a en outre à cœur de prouver une nouvelle fois sa valeur. En homme avisé, il prépare au mieux le calvaire qui l’attend, à savoir un mille-feuilles de galères avec des vrais morceaux de bravoure dedans !
On s’en doute bien, la mer n’est pas un long fleuve tranquille, et elle réserve bien des surprises. Le lecteur affronte ainsi des tempêtes proprement monstrueuses, contracte des maladies qui feraient blêmir la covid, s’inflige des conditions de survie un tantinet incertaines. Mais il se sent aussi porté par quelque chose de plus grand que lui, quand le sort cesse soudain de s’acharner… Tout ça pour tenter, bien humblement, de se mesurer à ces hommes d’une autre trempe qui, le destin chevillé au corps, traçaient leur sillon jusque dans les bras de la mort.
Tout cela est mis en récit par Christian Perrissin. Le chapitrage permet de suivre le « voyage » par étapes, comme autant de paliers dans cette descente vers l’enfer. Des cartes et des gravures donnent encore plus de coffre à cette histoire incroyable. Établie à partir des carnets de notes récemment découverts de l’un des membres de l’expédition (là aussi un petit poème), la trame narrative permet de se tenir au plus près des personnages, de saisir mieux leur humanité. Ainsi, on admire leur sang-froid et leur obstination, tout autant leur savoir-faire. On loue leur génie intuitif, leur capacité à improviser… Car en plus d’être des combattants, dans tous les sens du terme, au moral forgé, les mecs sont des artisans rompus. On appréciera également la sagesse de George Anson qui lui fait se munir de quelques récits de navigation et d’exploration de première main. Les livres, quand même… On jugera enfin de la valeur de ces navigateurs hors-pair, notamment au moment de doubler un Cap Horn à la hauteur de sa légende, un moment particulièrement réussi du livre.
Au fil du récit, à travers des situations extrêmes, on parvient à s’immiscer dans le geste et l’esprit de ce temps où l’homme, même réduit à un sort peu enviable, pouvait toujours compter sur un savoir éprouvé pour s’arracher à la mort. Une époque où l’essentiel avait un sens palpable. Une époque où commandement n’était pas synonyme de management. Allez ! Voilà le fantasme qui pointe son nez ! Parce que faut reconnaître aussi qu’à l’époque, tu pouvais toujours te payer avec le droit à l’erreur… Quoiqu’il en soit, c’était, comme on dit, une autre époque, l’occasion étant donnée ici de saisir une nouvelle fois toute la portée de cette vérité de comptoir !
Matthieu Blanchin semble s’être emparé des illustrations comme un mort de faim. L’alchimie fonctionne une fois de plus. Pour donner corps à cette épopée échevelée s’étirant sur quatre année d’une densité homérique, il fallait bien son dessin nerveux, creusé dans la matière. Ces personnages aux visages burinés, liés dans les épreuves et la mort, le sont également dans la texture sauvage, urgente. Le trait laisse parler les personnages, au point qu’ils semblent vous murmurer un avertissement solennel. T’as plus le choix. Va falloir t’accrocher à tes tripes. T’auras plus que ça quand tes dernières forces t’auront abandonné. Des forces en l’occurrence insoupçonnées…
Au dessus de ces corps tragiques, comme mus par des réflexes désespérés, les regards acquièrent d’autant plus de force. Ils vous percutent et vous happent, traduisant parfaitement le doute, la détresse, la détermination, l’idée qui surgit, le plan qui se fait jour, l’espoir qui renaît de ses cendres… Les paysages, par un effet de contraste saisissant et riche de sens, sont parfois l’objet d’un traitement particulier, à l’aquarelle notamment. Des moments idylliques et rares, suspendus sur le fil tendu de cette course échevelée. Le regard, sans doute, de l’artiste de l’expédition que l’on surprend en de rares occasions à poser son chevalet…
De cet événement héroïque dont les conséquences furent loin d’être négligeables, Christian Perrissin et Matthieu Blanchin dressent une peinture exceptionnelle, nous invitant à pénétrer dans la matière mouvante de l’Histoire, tout au bord du gouffre, quand soudain… Puisse ainsi le fabuleux Voyage du Commodore Anson éclairer un peu notre présent !
Arnaud Proudhon
1Rien à voir, quoique, mais certains musées dont celui du Louvre, ont récemment pris la décision d’abandonner les chiffres romains au motif qu’un nombre grandissant de visiteurs ne sait plus lire la numérotation antique. Ce qui ressemble vaguement à un gag…