Si l’on considère que la littérature a avant tout la responsabilité de nous faire réfléchir à notre présent d’être humain en interaction avec la société, mais aussi à notre futur en tant qu’espèce, le second roman de Benjamin Fogel, le Silence selon Manon est de la grande littérature !
On se souvient de la Transparence selon Irina, ambitieux premier roman de Benjamin Fogel qui s’emparait, sous la forme d’un thriller d’anticipation, de thèmes contemporains important, comme l’identité sexuelle et le débat autour de l’anonymat de nos « vies virtuelles ». Avec son titre qui lui fait idéalement écho, le Silence selon Manon, son second livre – parfois présenté, un peu abusivement comme un « prequel » -, traduit a priori une approche similaire des mêmes sujets : située dans un très proche futur, l’intrigue de ce roman, qui est un plus un drame – voire une tragédie classique étant donné les aspects « familiaux » des conflits qui la nourrissent – extrapole à partir d’une situation actuelle, réelle, de conflits sur les réseaux sociaux autour des prises de position du féminisme et de la résistance de groupes d’homme nostalgiques d’une époque de « domination » masculine… pour déboucher dans sa conclusion sur le processus qui amènera à la mise en place des lois sur la transparence…
Du lourd, conceptuellement et politiquement, donc, qui incite le lecteur à réfléchir autant sur cet avenir virtuel qui nous semble inévitablement réservé – sur un modèle implicitement dictatorial puisque, à la manière de ce que la Chine a déjà mis en place, les citoyens seront jugés sur leur comportement social – que sur nos attitudes quotidiennes au sein de notre couple… D’ailleurs, les premières pages du Silence selon Manon inquiètent un peu, avec cette nécessité que ressent Fogel de livrer au lecteur un maximum d’informations – façon Wikipedia (d’ailleurs clairement cité en référence) – pour qu’il puisse ensuite se repérer dans l’intrigue… un « défaut » qui pénalisait déjà légèrement la lecture de la Transparence selon Irina.
Heureusement, le Silence selon Manon va prendre littéralement – et rapidement – son envol, Fogel ayant réussi à créer une galerie de personnages aussi complexes qu’attachants, qui ne sont pas là pour simplement porter la réflexion, le « grand sujet » qui le préoccupe (Fogel reconnaît d’ailleurs ce « progrès » dans la construction de son livre : « J’avais dès le départ une vision précise de tous les personnages pour Manon, alors que les personnages secondaires d’Irina se sont construits au fur et à mesure… »). En situant l’action du livre dans un milieu qu’il connaît, celui du Rock, en parlant de musique (il s’est inspiré de la philosophie « straight edge » prônée par Ian MacKaye dans ses formations punk hardcore Minor Threat et Fugazi…), et même en recréant audacieusement un écho de l’horreur du Bataclan, Benjamin Fogel réussit à donner à ses héros paradoxaux une réalité qui nous touche. L’idée, formidable, de nous faire vivre l’épreuve physique d’acouphènes extrêmes, et de nous emmener à la rencontre du « peuple des sourds » offre en outre au livre une perspective humaine profondément touchante.
Il faut aussi reconnaître, comme dans le premier essai de Fogel, la pure efficacité de son écriture, qui transforme rapidement son livre en « page turner » addictif : au fur et à mesure que violence et meurtres s’invitent dans la vie des protagonistes, le Silence selon Manon devient de plus en plus prenant, et nous laisse finalement épuisés et satisfaits à la fin d’un parcours émotionnel beaucoup plus riche que ce à quoi nous pouvions nous attendre au départ…
Reste que, s’il y a un aspect qui honore le travail de Fogel, c’est sa parfaite objectivité – on devrait plutôt parler de générosité – vis-à-vis de ses personnages : de quelque bord idéologique qu’ils soient, ils auront tous l’opportunité de montrer ici, tour à tour, le meilleur et le pire d’eux-mêmes. Une telle absence de manichéisme dans un roman, surtout avec un fond politique « engagé », est tout simplement remarquable.
Eric Debarnot