Avec la première partie de l’entretien que nous a accordé Peter Silberman de The Antlers, on a commencé à comprendre pourquoi il a été aussi longtemps absent de la scène musicale, pourquoi et comment il est revenu. Avec cette seconde partie, nous allons tenter de comprendre toute l’importance de ce groupe bien trop discret qui poursuit une discographie avoisinant l’exemplarité.
Si l’on revient sur l’histoire plus ancienne de The Antlers, au départ, c’est vous et vous seul. Vous sortez votre premier disque en 2007, Uprooted, très marqué par The Microphones et Mount Eerie, puis In The Attic Of The Universe en 2009. Quels souvenirs conservez-vous de cette période ?
Peter Silberman : J’étais très jeune quand j’ai fait ces deux albums, aux environs de 20 ans quand j’ai sorti Uprooted et 21 pour In The Attic Of The Universe. Je les considère un peu à part, ni vraiment encore des disques de The Antlers ni des disques solo. A l’époque, je ne faisais pas de tournées. A peine j’avais fini l’enregistrement d’un album, j’embrayais sur le suivant sans trop me laisser de répit.
Le premier album des Antlers a été enregistré dans une période de transition de ma vie, où je m’installais à New York après avoir vécu la plus large part de mon enfance à la campagne, pas très loin de là où je vis aujourd’hui. L’essentiel des chansons d’Uprooted ont été composées dans la maison de mes parents, mais je les ai terminées à New York. Dès que je me suis installé dans cette ville, j’ai essayé de faire des concerts, mais je n’avais pas de groupe, c’était juste moi avec ma guitare. J’ai fait beaucoup de concerts devant des publics clairsemés, il m’est même arrivé de jouer dans des salles vides pour le barman. Je ne connaissais encore personne à New York.
C’était assez désespérant de jouer dans ces conditions, je ne voyais pas comment cela allait évoluer et encore moins si cela allait marcher pour moi. A cette période, je ne voyais pas comment je pouvais donner envie à des gens de venir me voir en concert, la scène n’était pas encore ma maison. Personne ne me connaissait, je dirai même plus, tout le monde s’en foutait !
C’était super frustrant et démotivant au possible. Mes souvenirs de cette période sont très dichotomiques, j’ai le souvenir de beaucoup de travail en particulier sur la composition, mais aussi sur la mise en place d’un studio à la maison, et en parallèle de faire des concerts devant personne. J’avais un véritable sentiment d’échec, et je ne voyais pas comment changer la donne.
Je sentais très fortement cette absence de groupe qui aurait pu m’entourer pour surmonter cette déception, peut-être aussi trouver des solutions pour améliorer la situation. Je crois bien que je ne me suis jamais senti aussi seul de ma vie qu’à cette époque-là. Quand ces deux disques sont sortis, j’ai eu quelques critiques très positives, qui ne se sont jamais traduites par la présence d’un public plus nombreux à mes concerts. J’avais le sentiment pourtant que ma composition et ma musique s’amélioraient, que mes enregistrements étaient de meilleure qualité, j’avais l’impression de petit à petit devenir un songwriter et un producteur, sans trouver la voie pour rencontrer un public.
Etes-vous toujours fier de ces deux premiers albums ?
Peter Silberman : Je suis nostalgique de cette période pour sa dimension créative et puis pour ma jeunesse aussi. C’est comme de regarder une vieille image de soi, on est embarrassé par sa coiffure, son air crâneur. C’est un peu comme une photographie de moi si jeune. Cela fait bien longtemps que je ne les ai pas écoutés, ces deux disques. Je trouve qu’ils résistent plutôt bien au temps, ils sont très différents de ce que j’ai fait ensuite, mais ils sont un témoignage intéressant de ce que je faisais à l’époque. Je suis très fier d’être parvenu à faire ces deux disques alors que j’étais si jeune.
Ma voix à l’époque manquait cruellement de nuance. Il y a à la fois des choses embarrassantes et justes sur ces deux disques. C’est vrai qu’au début de ma reconnaissance publique avec Hospice, j’avais du mal à assumer les deux premiers albums, car ils sonnaient comme des enregistrements amateurs. Maintenant, je leur reconnais une importance, ils sont des étapes de ce voyage que j’ai commencé, et continue ailleurs désormais. J’aurais aimé revenir sur certaines des décisions que j’ai prises sur ces albums, je suis content qu’ils soient là malgré tout.
En 2009, vous sortez Hospice qui vous révèle au grand public. Ce sera la première expérience de groupe avec Michael Lerner et Darby Cicci. Pourtant le propos sur Hospice était extrêmement personnel, entre autobiographie et histoire imaginaire. Pour sortir cette histoire et ces mots, il vous fallait l’aide d’autres musiciens ?
Peter Silberman : J’ai tout composé tout seul, le plus gros a été enregistré par moi-seul. J’ai fait appel à eux pour le travail de production en studio, et je dois dire que leur participation a donné à Hospice une tout autre tournure, ils m’ont apporté un tas d’idées avec leurs univers spécifiques de musiciens.
Après ce travail en solitaire, j’avais envie d’avoir un autre regard sur le mixage et sur les apports supplémentaires lors de l’enregistrement final. Pour Hospice, cela a été crucial, cette collaboration en groupe car ces chansons venaient de très loin en moi, d’un truc à la fois intime et imaginé. Avec Michael et Darby, on venait à peine de se rencontrer et on s’est engouffré ensemble dans ce projet. Il a fallu ensuite le traduire pour pouvoir l’enregistrer, mais aussi le présenter sur scène. La présence de Michael et Darby a permis à Hospice de naître, je crois que sans eux, je serai encore en train de me battre avec ces chansons.
En 2019, vous avez réinterprété sur scène les chansons de Hospice, considérez-vous cela comme une étape nécessaire de reconstruction de The Antlers, ou était-ce plus quelque chose de parallèle ?
Peter Silberman : Je crois que quand est né l’idée de fêter l’anniversaire de la sortie d’Hospice, au départ, je n’étais pas emballé, car je sortais d’une intervention chirurgicale sur mes cordes vocales, et je ne voyais pas comment j’allais pouvoir assumer une tournée dans ces conditions. En plus de tous les disques de The Antlers, c’est peut-être techniquement le plus difficile à chanter pour moi, même avant mes problèmes de cordes vocales. Le problème avec Hospice, c’est que j’ai composé les parties de chants sans penser que j’allais devoir les chanter sur 35 dates d’affilée avec une voix qui se fatigue forcément.
Et puis ensuite, je me suis dit que ces chansons d’Hospice pouvaient être propices à des véritables réinterprétations, je ne voulais pas les recréer telles qu’elles existent sur le disque. C’est ça qui m’a convaincu de faire ces concerts. C’était une chouette opportunité de les incarner différemment, de les réduire à leur plus strict élément. J’étais convaincu que ces chansons pouvaient conserver toute leur pertinence et leur puissance dans une forme absolument minimale. C’était aussi d’un point de vue logistique bien plus confortable pour nous, car on pouvait tourner avec un minimum d’instruments et de matériels. Cela nous a apporté un regain d’énergie à le faire.
Vous reconnaissez-vous dans le Peter Silberman de Hospice ?
Peter Silberman : La grande majorité du temps, non, mais je crois que c’est dû au fait que je ne suis pas en tournée en ce moment, je suis un peu en marge de ce monde. Hospice a fortement influencé le cours de ma vie, mais j’ai énormément changé depuis sa sortie, et encore plus depuis que je l’ai composé. Les thèmes abordés dans cet album n’ont pas de résonance dans la vie que je mène aujourd’hui. Ma vie a tellement changé, et l’angoisse et la peur présentes sur Hospice se sont adoucies depuis. Ce qui est beau avec le processus du temps, c’est qu’il peut nous laver de nos craintes les plus viscérales, le temps rend les sentiments moins aigus, moins exacerbés. Sur Hospice, je suis hystérique, je suis absolument bouleversé, et aujourd’hui je ne suis plus habité par ces craintes peut-être encore un peu adolescentes.
En 2017, Phil Elverum de The Microphones et de Mount Eerie qui est une de vos influences assumées a sorti un disque qui fait écho selon moi à Hospice, A Crow Looked At Me où Phil Elverum raconte l’accompagnement de sa femme durant son combat avec un cancer et son décès en 2016. Par-delà la même thématique, je trouve que ce qu’il y a de commun entre ces deux disques, c’est l’approche prosaïque, très réaliste face à la mort, un peu à l’image de ce poème de l’américain Gary Snyder, Go Now. Je ne sais pas si vous le connaissez : Tu ne veux pas lire ça, Toi, lecteur. Sois averti en entrant et si l’obscurité te fait peur Pars maintenant. Sur la mort et la mort d’un amant… Ce n’est pas qu’une vague méditation ou une homélie, pas d’ironie, pas de dieu ou d’illumination ou d’acceptation ou de lutte, avec ce qui est la fin de notre vie, il s’agit de la façon dont les yeux s’enfoncent et les dents ressortent après quelques jours de chaleur. Gary Snyder – Extraits de Go Now. Qu’en pensez-vous ?
Peter Silberman : La grande différence, et elle est essentielle, c’est que Phil Elverum parle dans A Crow Looked At Me d’une mort bien réelle, celle de sa femme, alors que je prenais cette notion de mort plus comme une métaphore de la mort d’une relation de couple dans Hospice. S’il y a une communauté d’esprit dans ces deux disques, c’est peut-être plus dans cette volonté de ne rien cacher de ce qu’est l’agonie, de ce qui est le plus viscéral, des détails les plus prosaïques de ce que c’est qu’être malade et de ce qu’est la mort.
Je ne peux pas parler de que ce que j’ai vécu, la laideur de ce qu’engendre la maladie et de cette frontalité qu’impose ce genre d’expérience. Je crois qu’on a aussi en commun avec Phil Elverum la volonté d’évacuer le romantisme fantasmé de ces situations. Je crois bien que nombre de personnes qui ont perdu un proche peuvent comprendre la dimension spirituelle qu’imposent ces temps si difficiles que sont l’accompagnement d’une personne vers sa mort. Ces personnes-là sont aussi également conscientes que l’agonie n’est pas cette chose affreuse et romantique que les films nous vendent, surtout quelque chose de viscéral mais de vrai. Comme c’est trop dérangeant à assumer, on préfère se voiler la face et se cacher derrière un romantisme de bon ton.
A lire vos propos dans différentes interviews, j’aurais envie d’accoler un mot à votre travail de musicien, celui « d’humaniste ». Prenons par exemple Burst Apart, l’album qui fait suite à Hospice en 2011, vous disiez à l’époque vouloir faire un disque de musique électronique qui évoquerait la présence d’êtres humains derrière les machines. Qu’en pensez-vous ?
Peter Silberman : La musique électronique m’a toujours fasciné, y compris ce fantasme de la musique composée par les seules machines. C’est vrai que quand on voit les progrès de l’intelligence artificielle, de ce qu’elle peut faire aujourd’hui, peut-être que ce fantasme n’en sera plus un d’ici peu.
Ce que beaucoup disent de ces musiques composées par des ordinateurs, c’est qu’il leur manquera une dimension humaine. Jai envie de continuer à croire que face à l’efficacité d’une machine, sa perspicacité à construire des lignes de code, rien ne pourra remplacer la manière dont une sensibilité humaine vient dialoguer avec une autre sensibilité humaine, qu’une mélodie créée par un être humain nous touche plus profondément et plus intimement qu’une mélodie confectionnée par un ordinateur surpuissant. Le problème, c’est que je crois bien que les ordinateurs de demain parviendront à imiter cette notion de sensibilité, qu’ils parviendront à créer des œuvres d’art qui pourront aisément se faire passer pour des œuvres composées par un être humain.
Moi, en tant que simple auditeur, je ne veux entendre que des créations d’humains. De savoir que c’est un humain qui a crée cette musique me touche tout de suite plus, même s’il serait bien difficile distinguer une création faite par une machine d’une faite par un humain. Une création informatique n’est qu’un fac-similé d’une création humaine. Cela me fait un peu peur, cette évolution, car je crains que dans un avenir pas si lointain, la musique créée par des humains devienne une niche, alors que les musiques crées par les ordinateurs seront les produits de masse, des choses calibrées pour la vente. C’est un peu déprimant comme manière de voir le progrès, mais c’est le constat que je fais.
Chacun des disques de The Antlers ressemble à une forme de catharsis, de thérapie. Je sais que vous êtes très marqué par la culture bouddhiste, d’ailleurs Impermanence en était imprégné avec ces chansons qui ressemblaient à des mantras. Dans votre chant comme dans vos textes mais aussi votre musique, il y a comme une dilatation de la réalité, une réalité qui serait à mi-chemin entre un imaginaire et le cauchemar ou le rêve, comme quand on médite et que l’on va au plus profond de soi. Vous reconnaissez-vous dans ces propos ?
Peter Silberman : Je crois pouvoir dire que depuis mes débuts, le Réalisme Magique a été une influence centrale dans mon travail. Je comprends ce réalisme magique comme une possibilité de voir dans chaque moment du quotidien une forme d’étrangeté. Cela rend possible de ne pas avoir à expliquer pourquoi quelque chose d’impossible devient possible, ou de justifier la présence de quelque chose d’imaginaire ou qui n’appartient pas à notre réalité. Vous avez le droit en tant que créateur de convoquer ce monde miniature, d’intégrer d’autres réalités à l’intérieur de ce monde minuscule.
Quand j’ai commencé à pratiquer la méditation, j’ai vécu des expériences que l’on pourrait qualifier de mystiques, cela a été très stimulant car je me suis retrouvé par cet état de méditation dans un monde à mi-chemin entre le rêve et la réalité. A d’autres périodes de ma vie où j’étais très ouvert spirituellement, je me reconnaissait beaucoup dans cette notion de la pensée magique. Cela m’a beaucoup aidé à cette période où je doutais de tout, car quelque part quand la réalité te fait peur, qu’elle te semble suspecte, tu as besoin d’y voir une pensée plus claire, quelque part quelque chose qui te guide. Depuis, je me suis un peu éloigné de la méditation, car je me suis rendu compte que cela me faisait autant de mal que de bien, aussi étrange que cela puisse paraître. Travailler son écriture et les mots est une bonne manière d’aborder cette réalité magique, en conservant un point d’ancrage avec le monde qui nous entoure.
Chacun des disques de The Antlers semble en rupture avec le suivant, Familiars prend une autre tonalité une fois encore avec des éléments presque soul, la trompette de Darby Cicci qui apporte une autre dimension au disque. Une fois encore, on y entend une quête, une forme de concept, une reconstruction de soi. Quel regard portez-vous sur ce disque ?
Peter Silberman : Pour moi, Familiars traite de la solitude, mais aussi (et déjà) d’une connexion à la Nature. Il y a quelque chose de très terrestre dans les orchestrations, le son est très organique. Avec Darby et Michael, on a essayé d’établir un dialogue avec l’auditeur. On voulait parler de ces cycles naturels de la vie, ceux des saisons et ceux de la vie humaine, la nature qui entre en résonance avec la condition humaine. La musique cherche à refléter cela, c’est pour cela qu’on a choisi cette approche esthétique. Au niveau des paroles, j’étais obsédé par cette idée de maturation de l’individu, ce besoin viscéral de changer et d’évoluer à chaque instant.
Sur Familiars, il y a une chanson qui fait écho à Green To Gold, c’est Refuge qui évoque la notion de foyer, de maison comme sur Wheels Roll Home. Y aurait-il chez vous comme une peur du déracinement et donnez-vous une grande importance aux lieux où vous vivez ?
Peter Silberman : Je n’ai pas voulu ce chassé-croisé entre ces deux chansons, cet écho si vous préférez, mais je l’avais aussi repéré. Je crois que dans les deux chansons, la notion de maison relève plus de la métaphore qu’autre chose, cette idée de se confronter à soi et de bien se connaître. Sur Familiars comme sur Green To Gold, je comprends la maison comme un point d’ancrage, un endroit où peut exister mon vrai moi. Etre loin de la maison, ce serait être étranger à soi-même, ne plus se reconnaître. C’est pour cela que j’évoque beaucoup cette notion de la perte.
Cela fait longtemps que je n’ai pas écouté Familiars, mais je crois que j’essayais de parler de cette impression que l’on ressent tous à un moment de sa vie où l’on se sent loin de soi-même et de ce besoin nécessaire de se retrouver. A la fin de Familiars, on entend comme une voix intérieure qui nous dit qu’à chaque instant, on était présent, on était là même quand on se croyait perdus. Tu ne regardais juste pas là où il fallait, et prendre conscience de cela, que cette notion de maison est tout le temps au plus profond de toi est peut-être ce qu’il y a de plus fort dans la vie. Green To Gold, dans son ensemble, continue l’exploration de cette idée, d’avoir retrouvé le sens de ce qu’est une maison, un foyer, et de s’appuyer dessus pour grandir. C’est aussi accepter que l’on change comme ta vie change, comme ton couple change, comme tes relations avec tes amis changent. C’est ne plus avoir peur du changement. Certaines relations ne survivent pas au changement, d’autres émergent.
Peut-on dire que votre discographie est un lent voyage du désespoir vers une forme d’apaisement ?
Peter Silberman : Oui, je suis absolument d’accord avec cela. Je crois que chaque album essaie de traquer le désespoir, ou parfois seulement le malaise, la confusion et l’ignorance, pour atteindre une meilleure compréhension de soi.
Ce qui a le plus évolué au fur et à mesure des années, c’est votre voix, Peter. On a d’ailleurs l’impression que c’est Familiars qui vous permet de vous libérer en tant que chanteur. Vous considérez-vous désormais comme un véritable chanteur ?
Peter Silberman : Non, je ne crois pas, sur chacun des disques, j’entends tous les défauts. Je crois qu’en vieillissant, j’ai commencé à prendre conscience de ma voix, je commence lentement à accepter de dire que je suis un chanteur. C’est sûr qu’à certains moments, ma vie aurait été beaucoup plus simple si je n’avais pas dû chanter, mais c’est grâce au chant que je me suis trouvé. J’accepte que l’on dise de moi que je suis un chanteur, mais je me vois plus comme un songwriter ou un créateur de monde, un storyteller. Quand j’ai été traité par des spécialistes suite à mes problèmes de santé, je me suis rendu compte que la voix est un instrument comme un autre, qui implique un entraînement. Je me rappelle de ces exercices pour recouvrir mes capacités vocales, des douleurs que cela impliquait, cela m’a amené à accepter l’idée que quelque part je suis un chanteur professionnel, même si pour moi ce n’est pas l’essentiel de ma démarche artistique.
Avec Green To Gold, on a l’impression que vous vous éloignez toujours plus de la notion d’histoire. Cela m’évoque ces mots de Miles Davis que vous citez souvent : Ce ne sont pas les notes que vous jouez, ce sont les notes que vous ne jouez pas. Ce qui se dégage d’Impermanence et de sa continuité avec Green To Gold, c’est une volonté d’épure, un peu comme l’illustration de la seule respiration de la vie non ?
Peter Silberman : Cela nous ramène à vos premières questions et cette notion de laisser de l’espace : dans le cas d’Impermanence c’était de laisser de la place au silence. Dans Green To Gold, je crois que c’est laisser de l’espace pour la nature. D’où ces sons de crickets et de cigales, de coups de tonnerre lointains que l’on entend dans le disque ? Créer de l’espace pour faire sentir la présence de la nature. La plupart du temps, c’est plus entre les chansons que dans les chansons. Ce que je voulais c’était préserver un espace pour quelque chose qui n’est pas dit, et qui n’a pas un sens précis. Je voulais sentir le monde qui est autour de moi, mais dont je suis aussi une particule.
Dans Green To Gold, vous êtes dans un dialogue plus direct avec le monde qui vous entoure, dans un rapport à la nature en particulier
Peter Silberman : C’est vrai, j’ai voulu laisser de côté l’ambiguïté cette fois-ci, cela provient de ce processus que j’ai choisi pour Green To Gold. Surtout ne pas trop réfléchir, se forcer à ne pas rendre les choses trop complexes, se délester du trop-plein. Au contraire, privilégier la simplicité, parler directement sans fioriture. Raymond Carver a été une grande influence pour moi dans mon écriture de par son style très direct, son écriture presque blanche. Carver n’a jamais mis d’artifice dans son écriture, il ne cherche jamais à nous plaire ou nous charmer. Plutôt que de décrire, il suggère. C’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile à atteindre.
C’était très important pour moi de simplifier le propos, très difficile aussi. Et puis quand on y regarde de plus près, il reste pas mal de choses complexes en-dessous de la surface de ces chansons. Je voulais qu’il y ait comme des messages magiques à peine perceptibles, presqu’invisibles dans ces chansons. Je voulais rendre la complexité invisible ou plutôt inaudible, bien qu’elle soit toujours là dans l’arrière-plan. Je voulais que les chansons paraissent simples de prime abord, alors que celui qui les écoutera plus profondément se rendra compte qu’elles ne sont pas si simples que cela.
Pour Green To Gold, vous dîtes être moins intéressé par le but en soi que par le processus de création. Vous évoquez le jardinage comme une bonne métaphore pour expliquer votre manière d’aborder le disque. Vous pouvez nous expliquer ?
Peter Silberman : En me concentrant sur le processus de création, j’ai pu m’extraire de ce doute qui me taraudait. Il fallait que je sache comment je voulais faire évoluer ces idées que j’avais en tête, deviendraient-elles des chansons ou pas ? Peu importe que cela devienne un album ou pas, peu importe que ces chansons soient ensuite présentées à un public ou non. J’ai commencé ce projet comme un secret pour moi tout seul, je n’y ai mis aucune pression, je n’avais aucune attente.
J’ai voulu surtout retrouver du plaisir à composer, et c’est ce plaisir retrouvé qui m’a donné envie de poursuivre ce projet, d’y revenir chaque jour. Il n’y avait pas vraiment de but prédéfini, à part peut-être dans les dernières semaines de travail. Ce processus m’a permis de comprendre combien la musique m’avait manqué, et combien j’aime dialoguer avec mes compositions, les faire grandir. Si de cela sortait un album, génial ! Sinon, ce n’est pas grave.
Cela se rapproche du jardinage, quand tu jardines, tu veux voir pousser les graines que tu as plantées, les voir se déployer et produire des fruits. Il y a aussi quelque chose comme un rapport à la terre, sentir ta main dans la terre. Avoir un endroit à entretenir, à irriguer chaque jour. A la fin de la saison, les plantes meurent et nourrissent la terre, Cela te permet de comprendre que le résultat n’a finalement que peu d’importance car même si tout meurt, tout renaîtra bientôt. Je crois que c’est une belle parabole pour parler de la créativité, de l’acte de création.
Je suis fier de Green To Gold car j’ai fait une grande partie de ce disque tout seul. Et puis, on n’avait pas forcément besoin de faire ce disque, je crois bien que peu de gens pensaient qu’on en sortirait un autre. Plus qu’un retour de The Antlers, je le considère comme une offrande que me fait la vie, je me dis que c’est du bonus et que je n’ai pas de pression à me dire qu’il y aura ou non un avenir pour The Antlers. Je crois que Green To Gold est un disque généreux.