Pour qui aime Cohen, la lecture de Leonard Cohen – Sur un fil est un « must » : voici un biopic en BD sur l’un des plus grands artistes du siècle dernier qui se dévore, qui génèrera une multitude d’émotions en nous, et on ne s’en plaindra donc pas… même si l’ouvrage définitif sur Cohen reste encore à écrire.
Réaliser la biographie d’un musicien ou d’un groupe en BD est un exercice « classique » mais qui semble de plus en plus populaire, mais ce ne sont pas forcément les plus grandes stars qui inspirent les plus grands livres : nul fan du 9ème Art n’oubliera par exemple le magique hommage au saxophoniste de jazz assez méconnu Barney Wilen, Barney et la note bleue de Loustal et Paringaux, alors que, en parallèle, nombreux sont les ouvrages sur les plus immenses musiciens, classiques ou modernes, qui ont échoué à capturer l’essence de leur travail ou de leur génie musical, ou qui sont passés à côté de l’importance émotionnelle d’une musique pour ceux qui l’aiment.
Rien n’était donc joué quand le Canadien Philippe Girard s’est attelé à chroniquer les moments-clé de la vie complexe de son compatriote Leonard Cohen, par ailleurs déjà bien documentés par divers biographes cités à la fin de sa BD, Leonard Cohen – Sur un fil (comme Bird on a Wire, bien entendu…). Il est évident qu’un personnage comme Cohen, complexe, voire ambigu, redoutable séducteur et « homme à femmes » et poète génial, auteur de dizaines de textes magnifiques, contenant d’ailleurs autant d’aphorismes brillants, est un matériau idéal pour une telle BD : au final, même sans entendre sa musique, l’essentiel de sa vie et de son Art peut être capturé en images et en mots. Et ce mélange improbable d’humour et de désespoir, de trivialité et de sublime qui font le charme inusable de l’œuvre du barde canadien, n’est-ce pas du pain béni pour quiconque qui veut raconter sa vie ?
Girard imagine donc Len en train de mourir chez lui, tombé de son lit, repassant en revue quelques épisodes importants de sa vie, et les commentant avec nostalgie mais aussi avec pas mal de dérision : tout cela est à la fois triste et pourtant plein d’énergie, de drôlerie et, surtout, d’amour. D’amour des femmes, d’amour des mots, d’amour sensuel de ce que toute l’existence peut apporter de plaisirs, et au final, même, d’une sorte d’amour de ses racines juives, contre lesquelles il est clair que Cohen aura toujours lutté mais qu’il aura également toujours chéries.
Le résultat, s’appuyant sur une narration ingénieuse, rapide sans être superficielle, sur l’utilisation à bon escient de citations de Cohen – extraits de ses chansons ou déclarations fameuses -, et sur un dessin élégant et à la parfaite lisibilité, peut engendrer autant de compliments que de réserves. Certains fans trouveront ce résumé rapide de la vie d’un homme compliqué définitivement trop simpliste, restant à la surface d’évènements connus sans en explorer l’impact ni la résonance dans l’œuvre du poète et du musicien, abusant du « name dropping » (Janis Joplin, évidemment, mais aussi Nico, Lou Reed, John Cale, Phil Spector, Jeff Buckley, etc.) pour maintenir l’attention du lecteur. C’est surtout parce qu’il n’essaie à aucun moment de nous faire comprendre « l’homme Cohen » derrière l’artiste public aux « hauts faits » bien connus – la maîtrise du public déchaîné du festival de l’Ile de Wight, le Chelsea Hotel, l’enregistrement épique de l’album avec Spector, la naissance de la chanson mythique qu’est devenue Hallelujah, la retraite dans le monastère bouddhiste, et pour finir l’interminable et magnifique dernière tournée provoquée par l’escroquerie dont il a été victime – que Girard condamne son livre à une indéniable superficialité.
Mais pourtant, pourtant, comment – et surtout pourquoi – nier l’immense plaisir que cette lecture nous a apporté, à nous qui vénérons Leonard Cohen comme l’un des artistes les plus importants de la musique du XXè siècle. Oui, nous avons ri, rêvé, pleuré, presque à chacune des pages de ce Leonard Cohen – Sur un fil. Alors, s’il est indéniable que l’ultime biopic en BD sur Cohen reste encore à écrire, nous ne pouvons que remercier Philippe Girard pour tous ces sentiments que son livre aura fait naître en nous.
Eric Debarnot