Il y a un risque certain que l’Ombre de Fatma, mini-série turque produite par Netflix, passe inaperçue au milieu de la multitude de « produits sériels standards » que la plateforme met en ligne chaque mois : ce serait dommage, tant on tient là un remarquable portrait de femme « invisible » et dévastée. A ne pas manquer.
Dévastée par la mort accidentelle de son fils autiste, torturée par la disparition de son mari qui n’est jamais rentré à la maison à sa sortie de prison, Fatma traverse la vie dans un état quasi-catatonique : simple femme de ménage à laquelle personne n’attache aucune importance – hormis un écrivain qui fantasme sur elle, et l’imagine comme son assassin – Fatma est littéralement invisible. Et cette invisibilité va lui permettre de commettre plusieurs meurtres, pour lesquels elle restera un temps insoupçonnable… : un joli pitch pour une mini-série turque, qui se présente de prime abord comme l’un de ces thrillers produits par Netflix qui a pour unique but de nous divertir le temps de six épisodes rapidement « binge-watchés »…
… Et pourtant, l’Ombre de Fatma va s’avérer un objet beaucoup plus retors, plus surprenant, et pour finir, incroyablement bouleversant, que sa recette initiale pouvait le laisser présager. Car, si l’on s’attend à une sorte de « revenge movie » faussement libérateur montrant la vengeance d’une femme détruite par son enfance et ignorée – encore plus que méprisée – dans une société à la phallocratie littéralement asphyxiante, ce qui va se dérouler devant nos yeux au fil d’épisodes de plus en plus troublants, est en fait le dévoilement progressif d’une souffrance insupportable, et d’un tourment psychique intense.
Car, plus que « vengeance », ce que cherche Fatma, c’est « réparation » au sens psychologique du terme : enfouie dans une dépression dont elle ne parvient plus à s’extraire, Fatma lutte pour faire face à la perte. Son enfance volée, sa féminité niée, son mariage piétiné, son amour pour son fils qui n’a pas empêché la mort de ce dernier. Pour cela, Fatma, presque machinalement, « pousse » ceux qui sont sur son chemin. Sur les rails, dans le vide, sur la route. Mais Fatma a toujours poussé, et cela ne l’a jamais réparée, puisque Fatma est également « coupable ». D’où un dernier épisode littéralement terrible, presque sublime dans la manière dont est filmée la dévastation intérieure d’une femme qui n’a pas trouvé d’issue à sa situation.
On peut donc bien entendu regarder l’Ombre de Fatma comme un thriller inhabituel, auquel cas on pourra chipoter sur la logique de certaines situations. On y verra plutôt un violent réquisitoire politique contre la société turque, où la femme, entre le poids de traditions rétrograde et l’inhumanité du nouveau capitalisme, n’arrive même pas à simplement « être ». Mais on peut aussi le prendre comme un remarquable portrait de femme brisée : l’interprétation de Burcu Biricik – reine de beauté et actrice plusieurs fois récompensée pour son talent – dans le rôle-titre, est parfaite, et malgré toute la qualité d’écriture et de mise en scène d’Ozgur Onurme, il faut bien admettre que l’Ombre de Fatma ne serait pas un tel « trip émotionnel » sans elle.
Eric Debarnot