Coup de projecteur sur Andreï Zviaguintsev, réalisateur russe formaliste devenu l’un des maîtres du cinéma contemporain. Depuis son apparition à la Mostra de Venise en 2003 avec le poignant Le Retour (récompensé par un mérité Lion d’Or), ce cinéaste ne cesse d’interroger nos âmes et son pays à travers des œuvres toutes aussi prégnantes et magnifiques chacune. En quelques longs métrages cet artiste a déjà constitué une œuvre d’une cohérence et d’une profondeur peu commune, la preuve par cinq !
LE RETOUR (2003)
Au nom du père, des fils et sans le Saint-Esprit
Splendide drame familial contant l’histoire de deux adolescents turbulents vivant avec leur mère et leur grand-mère qui vont assister au retour de leur père, absent du foyer conjugal depuis douze ans et dont ils n’avaient qu’une vieille photo en noir et blanc comme souvenir. Pour son premier long-métrage le cinéaste russe Andreï Zviaguintsev s’inscrit dans la tradition de l’orthodoxie. Pour illustrer cette âpre odyssée le cinéaste opte pour une mise en scène naturaliste en plans larges, offre des cadrages minutieux où la superbe photographie piquée sublime la nature pour mieux refléter la notion de danger. La narration mythologique symbolique utilise les quatre éléments (l’eau, la terre, l’air le feu) comme allégorie des tourments intérieurs pour décrire métaphoriquement ce véritable chemin de croix qui ne résout aucun mystère mais qui aura au bout du chemin, comme une traversée du Styx, fait grandir les deux enfants sur cette île sanctuaire. Cette magnifique fable biblique épurée impressionne la pellicule et le spectateur, par sa puissance du récit en boucle scénaristique inéluctable et sa beauté formelle qui fusionnent pour mieux captiver notre âme et nous déchirer le cœur. Splendide. Puissant. Poignant. Un coup de maître prometteur.
LE BANNISSEMENT (2007)
L’odyssée des bannis
Majestueuse fable sur la fatalité dépeignant l’histoire d’un couple, un homme et sa femme qui quitte une ville industrielle avec leurs deux enfants pour s’isoler à la campagne dans la vieille demeure campagnarde de celui-ci. Andreï Zviaguintsev adapte une nouvelle de l’écrivain américain William Saroyan publiée en 1953 pour évoquer le délitement d’une famille. Cette éblouissante tragédie débute comme un thriller avec des vertigineux plans-séquence amenant jusqu’à l’extraction d’une balle dans le bras d’un homme en cavale, avant de décliner sa tension vers une œuvre plus contemplative à la violence sourde dans un décor quasi mythologique. Le cinéaste déploie une magistrale mise en scène esthétique précise avec des compositions de plans de fin du monde absolument somptueux. Le réalisateur nourrit son scénario austère, d’hyperboles, de métaphores, d’ellipses au milieu de multiples références bibliques (Eve, la pomme, l’arbre…) où le père va quasiment se prendre pour Dieu. Cette œuvre profonde et puissante convoque le maître spirituel cinématographique Andreï Tarkovski à travers ce récit solennel d’une damnation, amplifié par l’intensité de jeu de Konstantin Lavronenko (prix d’interprétation à Cannes pour ce rôle). Un lancinant long métrage sublime, esthétique et cruel, servi par une maîtrise formelle époustouflante. Envoûtant. Métaphysique. Bouleversant.
ELENA (2011)
Ni Dieu, ni Marx
Ce sombre drame social épuré raconte le destin d’Elena et Vladimir, un couple de personnes âgées, issu de milieux différents, (la femme venant d’un milieu modeste et le mari d’une classe aisée) dans l’ère postcommuniste. Le metteur en scène opte pour une œuvre plus humble sans renier sa méticulosité formaliste, ses virtuoses plans-séquence captivants, l’élégance de ses mouvements de caméra pour mieux mettre en valeur un scénario machiavélique et ambigu. Ce long métrage résonne comme une pertinente métaphore de la situation économique de la Russie ou l’écart de niveau social entre les époux va engendrer une situation qui va modifier inéluctablement les rapports au sein du couple. Une intrigue dostoïevskienne non dénuée de suspens, qui dresse un tableau amer de la société russe, en utilisant les espaces de manière architecturale et signifiante dès le premier plan, comme un oiseau de mauvais augure sur un arbre desséché. Une sourde lutte des classes déclinée avec langueur où le pouvoir de l’argent engendre la perte de toute moralité. Une œuvre cynique portée par l’interprétation magistrale de Nadezhda Markina dont le visage exprime toute l’ambiguïté et la force scénaristique dont la partition musicale entêtant de Philip Glass scelle définitivement le funeste récit. Un thriller social glacial aiguisé comme une lame. Superbe et terrifiant.
LÉVIATHAN (2014)
Mythologie peu orthodoxe
Cette radicale fresque épique dissèque avec noirceur toutes les grandes institutions russes gangrénées par la corruption à tous les étages. Le cinéaste déploie à chaque plan une mise en scène remarquable de précision. S’appuyant sur son intelligence scénaristique (prix du scénario Festival de Cannes 2014 largement mérité !), la beauté de ce long métrage est amplifiée par la virtuosité des cadrages souvent en clairs obscurs et la puissance visuelle évocatrice, à travers une mise en scène absolument phénoménale. Le cinéaste livre un admirable drame passionnel comme support à une peinture dénonciatrice et désespérée de la Russie poutinienne. Cette fable ironique pessimiste parfois même cocasse, s’impose par petites touches, s’immisce au plus profond de vous pour vous terrasser par la richesse des thèmes, l’incarnation épatante de tous les interprètes et son scénario implacable. Du très grand cinéma qui s’impose instantanément comme un futur classique, en nous ramenant avec émotions aux Léviathans du passé dont il ne reste que la carcasse échouée, comme cette Russie dépeinte, défunte par cet exceptionnel conteur… Œuvre massive de l’immense réalisateur Andreï Zviaguintsev à redécouvrir comme une mythologie peu orthodoxe, diaboliquement inoubliable.
FAUTE D’AMOUR (2017)
Requiem for Russia
À partir d’un fait dramatique, le cinéaste russe nous offre pas moins de trois requiem : le désamour du couple, la « perte » de leur progéniture et la déchéance morale de la Russie. D’entrée de je, il compose de véritables tableaux naturalistes, sa caméra très précise sculpte les cadres et les décors extérieurs et intérieurs retranscrivant par petites touches impressionnistes le désenchantement total d’une société endormie et des individus repliés sur eux-mêmes. Chacun ne cherche pas plus loin que soi. La férocité du constat est édifiante à tous les niveaux. Tout au long de ce drame prenant les fausses allures d’un polar, la mise en scène demeure magistrale, atteignant même une aura spectrale, tant l’absence de l’enfant va devenir le révélateur des chaos intérieurs et le centre de tous les constats. La caméra portée par la grâce zoome lentement, opère des travellings latéraux judicieux, lévite au milieu de décors déshumanisés , nous restons ébaubis devant des plans séquences majestueux ou des plans fixes à l’inquiétante beauté. Chaque plan amplifie un brillant récit intime, social et politique, embelli sans cesse par la superbe photo du chef opérateur Mikhal Krichman. Le cinéaste dresse donc un portrait sans concession, incarné avec conviction par Alexey Rozin et Maryana Spivak. La partition musicale inspirée d’Evgueni Galperine ajoute une couche d’émotions supplémentaires à cette quête éperdue qui trébuche sur le seuil de l’humanité, où les fenêtres ne sont là qu’obstacles et les vitres des barrières, au lieu d’être des ouvertures sur le monde. Ici le gouffre n’est plus très loin. Il reste juste encore un peu de vent faisant danser un ruban dans le ciel, comme un morceau de vie suspendu de façon précaire aux aléas du climat… Venez découvrir ce constat amer, éblouissant et tragique au cœur de Faute d’amour. Lucide. Désespéré. Déchirant. Universel. Un chef-d’œuvre en or…
Sébastien Boully
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