321 fragments, haïkus poético-sociologiques, culinaires et humanistes signés de la poétesse japonaise Ryoko Sekiguchi qui parlent de Beyrouth et des Beyrouthins. La vie et la ville par la cuisine, un pari fou.
En 2018, Charif Majdalani, le directeur de la maison des écrivains à Beyrouth, invite Ryoko Sekiguchi à venir passer quelques semaines à Beyrouth pour faire le portrait de la ville. Elle accepte, alors qu’elle ne connaît pas la ville, et décide de faire le “portrait de la ville à travers la cuisine”. Cela donne ce livre, ces 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent).
On se demande ce qui est le plus fou — la proposition, l’avoir acceptée ou d’avoir choisi cet angle d’attaque. Certes, Ryoko Sekiguchi connaît la cuisine, elle a écrit sur le sujet. Mais Beyrouth et la cuisine… c’est un peu comme aller à Marseille et faire le portrait de sa ville à travers son club de football, ou à Manchester et choisir de parler de la ville à travers Joy Division ou Factory Records. À la fois incontournable et tarte-à-la-crème… l’arbre derrière lequel on oublie de voir la forêt. Mais, justement, Ryoko Sekiguchi n’oublie pas la forêt. Elle choisit la cuisine parce que c’est ce qui lui permet de rentrer dans Beyrouth. Elle n’oublie pas qu’elle doit parler de la ville, de son architecture, de sa géographie, de sa sociologie, des gens qui y vivent. Elle n’oublie pas — elle sait que la cuisine est un art de vivre.
Il y a plusieurs façon de vivre par la cuisine. Celle des émissions de télé, celles des plats superbes réalisés dans des conditions extrêmes, en courant contre la montre, se battant contre les éléments et contre les autres et quelque fois en équipe. Il y a cette cuisine pour laquelle l’important est le résultat final. Et puis il y a la cuisine de Ryoko Sekiguchi, pour laquelle l’essentiel est la façon de faire, le processus qui conduit au résultat final. Cette cuisine est celle de la main tendue, de l’échange entre les gens et entre les cultures. Ryoko Sekiguchi fait ce portrait de Beyrouth par la cuisine non seulement parce que la cuisine est importante pour les beyrouthins et pour les libanais mais aussi parce que la cuisine est ouverture vers les autres.
Cela donne donc ces 321 accompagnements, 321 fragments. Des textes mi-sociologisants mi-poétiques, parfois tout l’un ou tout l’autre, sur Beyrouth, les beyrouthins tels que Ryoko Sekiguchi les as rencontrés pendant ces 961 heures. Des “textes” très courts, certains font à peine une phrase – “fragment 106, « c’est fantastiquement bon » : c’est l’expression favorite de mon amie Nadine Chehade et je la trouve fantastiquement exquise.” D’autres font quelques paragraphes, deux pages maximum. Tous sont écrits dans une langue très recherchée, simple aussi, claire, poétique. Beaucoup parlent de cuisine, mais pas tous.
Quand Ryoko Sekiguchi parle de cuisine, ce n’est pas pour donner des recettes — il n’y en a quasiment aucune. Elle nous parle des gens, des plats, de leurs histoires, des histoires que les beyrouthins racontent autour de ces plats. Elle nous parle des ingrédients et des produits. On y apprend des choses étonnantes, comme le fait que l’arak n’est plus fabriqué à base de raisins et de graines d’anis mais à partir de betteraves et d’essence d’anis (fragment 239). Ou qu’ils n’y a pas de restaurant Syrien, Ethiopien ou Philippin à Beyrouth alors que les Éthiopiennes et les Philippines sont très fréquemment employées domestiques dans la vielle. Et, quelques fois, souvent peut-être, Ryoko Sekiguchi ne parle pas de cuisine – fragment 157. Whatsapp, explosion ; fragment 158. Whatsapp suite ; fragment 159. Tableau Noir. En fait, elle ne parle que des gens parce que, encore une fois, ce qui intéresse Ryoko Sekiguchi, ce sont “les gestes de ceux qui la font, les histoires racontées par les Beyrouthins” – “fragment 148 . En attente de … Je suis toujours en attente d’histoires. Des histoires de cuisine, mais aussi des histoires « tout court ». Les histoires de cette ville.” Et comme les, à Beyrouth, “tout le monde s’intéresse à la cuisine” (fragment 257), parler de la cuisine à Beyrouth, c’est parler de Beyrouth et de ses habitants.
Au milieu de toute cette poésie, culinaire et humaniste, le “certaines cuisines sont dans la générosité” (p. 61) reste comme un de ces grains de terre qui reste dans un plat cuisiné à base de vrais légumes … Où allons-nous si des poétesses comme Ryoko Sekiguchi cèdent aussi au “être dans”?
Alain Marciano