Un jour prochain, nous partirons tous habiter dans le monde idéal de Will Stratton, du moins dans celui que ses chansons décrivent. The Changing Wilderness, son septième album nous donne encore plus envie de tenter le grand plongeon avec ses perles folk hantées par une conviction chevillée au corps, celle de vouloir vivre envers et contre tout.
Combien de disques indigestes qui viennent parasiter notre concentration et viennent dépenser notre temps pour combien d’œuvres essentielles pour ne pas dire vitales ? Combien de chansons qui glissent sur nos oreilles comme une parole fausse, comme du sable qui glisse entre les doigts ? Combien de chansons qui ressemblent immédiatement à des instantanés de nos vies, à des monuments appelés à devenir des classiques ?
Alors certes, on peut parfois être désabusé ou blasé, trop d’offre finissant par nuire à la demande, par l’étouffer même parfois. Pour nourrir l’enthousiasme, pour ne jamais le laisser s’éteindre, il faut savoir l’alimenter comme un feu que l’on nourrit de nouvelles bûches, d’une fraction de comburant précieux.
Les chansons de Will Stratton, par exemple, pourraient être diaphanes si elles ne contenaient pas intrinsèquement leur part d’appartenance au monde qui les entoure. Sur The Changing Wilderness, Will Stratton pose une analyse pertinente sur la société qu’il traverse avec un sentiment qui ressemble à la colère. Imaginez une seconde une Karen Peris qui délaisserait pour un temps le territoire de l’enfance ou celui du symbole pour un caractère plus ombrageux et vous aurez une idée de l’univers pour le moins contrasté de Will Stratton. Des complaintes folk divinement arrangées et ciselées qui portent des paroles affûtées comme des manifestes. L’écriture musicale du Californien est souvent superbe, avec cette comparaison perpétuelle aux travaux de Nick Drake. Comme chez l’anglais, il y a quelque chose de l’écorché vif chez l’américain, quelque chose de viscéralement doucereux.
Les chansons de Will Stratton ne sont jamais là pour provoquer du malaise, au contraire, il peut même parfois s’en dégager une forme d’évanescence. Même s’il n’épargne rien ni personne et surtout pas lui, Will Stratton conserve une forme de tendresse pour les personnages cités dans ses chansons. Bien sûr, on pourra entendre ici et là une belle part de cynisme comme sur un Black Hole glaçant dans lequel on croit entendre une forme de charge de Donald Trump.
Tu es un trou noir vivant, une lésion de l’os.
Tu es un enfant frissonnant qui nie qu’il est seul.
Tu es la pire chose que j’ai vue, une famine de l’esprit.
Tu es une nouvelle maladie ; il n’y a rien de ton genre.
Tu es une blague de masochiste qui devient tragique à mi-chemin.
Et nous tournons tes mots à l’envers
Tu es abyssal, et j’espère que malgré le manque de temps
Nous parviendrons à lever ta malédiction
Nous trouverons ton cœur faible et couperons toutes ses racinesWill Stratton – Extrait de Black Hole
Will Stratton ne plombe jamais les ambiances, il n’appuie jamais trop sur la dramatique d’un climat. Au contraire, il joue du contrepoint et du contraste pour faire passer ses réflexions qui nous amène vers d’autres réflexions et d’autres questionnements. Il interroge le temps qui reste, la vie qui l’attend droit devant lui, lui qui racontait avec pudeur son parcours dans son combat contre la maladie, contre un cancer dans le superbe Gray Lodge Wisdom (2014).
Ce qui fait la force de ses disques, leur beauté peut-être aussi, c’est cette sagesse tranquille pareille à celle de Karen Peris de The Innocence Mission. Il y a quelque chose de très féminin, de maternel peut-être dans les compositions de Will Stratton. Sa musique est enveloppante, rassurante et en même lucide. Elle ne nous cache rien, elle nous guide, elle nous conseille.
Pourtant encore une fois, Will Stratton frappe là où cela fait mal, à l’image d’Infertile Air, cette description d’enfants mexicains trimbalés d’un bout du pays à l’autre comme des bestiaux de foire. Un peu comme Mark Kozelek, Will Stratton analyse son pays de l’intérieur, celui qui a connu l’ère Trump, ce repli sur soi, cette extrême-droite aux manettes, ce conservatisme qui nie toute forme d’humanité. C’est un peu comme si à sa manière, Will Stratton paraphrasait la formule qui recouvrait la guitare de Woody Guthrie.
This Machine Kills Fascists.
Sauf que Will Stratton n’a jamais souhaité tuer qui que ce soit ou alors c’est de l’ordre du symbolique comme on tue le père en psychanalyse. Même s’il a peur de ressembler à son père comme nous en avons tous peur, plutôt que de détruire, on a le sentiment que Will Stratton souhaite créer un espace, peut-être un territoire de liberté totale et d’apaisement possible. Un espace où le temps ralentit et où on peut prendre de la distance, retrouver le rythme d’une réflexion plus profonde.
Avec une grande pudeur et une élégance rare, Will Stratton construit une œuvre qui fait se côtoyer intelligence, réflexions profondes et une belle part d’énigme, voire de mystère. Il conserve pour lui un peu de ce que contienne ses chansons, il nous offre tout autant de la désillusion qu’un moment d’apaisement.
The Changing Wilderness est de ces disques exigeants, il impose son temps à lui, il impose quelque chose qui ressemble à une écoute réellement active, celle où chaque mot est entendu, chaque note suivie comme l’inflexion d’une voix qui se brise ou le mouvement imperceptible d’un corps.
The Changing Wilderness n’attend plus que vous pour amorcer son dialogue.
Greg Bod