Après le retour brillant de leurs amis The Bats voici quelques mois, Scatterbrain s’avère l’un des meilleurs albums de The Chills. Ce sera en tous cas un phare pour toute l’année 2021, témoignant du triomphe tardif et inattendu de l’art de la composition de Martin Phillipps.
Nous avons été marqués à tout jamais dans les années 80-90 par le Dunedin Sound, dont deux brillantes émanations, The Bats et The Chills avaient même réussi à recruter une fidèle communauté de fans en France (une communauté qui se retrouve allègrement à chaque – trop rare – passage de leurs idoles à Paris, comme lors du dernier concert des Bats au Petit Bain). La spécificité de The Chills, le groupe de Martin Phillipps a toujours été la capacité à créer une pop music – au sens « classique » du terme – construite sur des mélodies évidentes et souvent festives, puis de la noyer dans une brume séduisante de mélancolie, voire de profonde tristesse. Et le dernier album des Chills, Snow Bound, paru en 2018, pour plaisant qu’il ait été, nous avait légèrement frustrés à cause d’une sorte d’immédiateté assez « Rock » qui laissait un peu sur le tapis l’ambiguïté, la profondeur que nous chérissions chez Phillipps.
L’excellente nouvelle est que sur ce nouveau disque, Scatterbrain, nous retrouvons intacte cette magie, cette poésie même du groupe que nous avons tant aimée. Il ne faudrait d’ailleurs pas nous pousser beaucoup pour affirmer que Scatterbrain est l’un des tous meilleurs albums de la longue carrière du groupe. Et le fait qu’il semble remporter un véritable petit succès depuis sa récente sortie en Nouvelle-Zélande ne fait que nous conforter dans notre enthousiasme.
Car dès la brillantissime introduction de Monolith, on sent qu’il se passe ici quelque chose d’aussi évident qu’intangible, que l’on pourrait bêtement qualifier de retour d’une vraie inspiration. Paradoxalement, les paroles plutôt mystiques de la chanson tranche avec la simplicité joyeuse de la musique, et ce n’est pas là l’une des moindres bénédictions d’un album qui n’aura de cesse de parler de choses importantes, tragiques même, avec une légèreté qui est la marque d’une suprême élégance : « We were blessed by blood and we were rinsed with rain / We’ve been bleached by sun yet we still remain / Give me the power of ancient stones / Honour the monolith » (Nous avons été bénis par le sang et nous avons été rincés par la pluie / Nous avons été blanchis par le soleil mais nous sommes encore debout / Donnez-moi le pouvoir des pierres anciennes / Honorez le monolithe). Monolith aurait presque pu être un vrai « tube » dans le monde d’avant, je parle de celui qui vibrait aux mélodies des Beatles. Et en plus, il n’est pas le seul sur cet album enchanté : You’re Immortal ou le sublime Little Alien et ses cordes joueuses touchent à la véritable « gloire pop ».
Le lyrisme puissant – mais jamais grandiloquent, on est en Nouvelle-Zélande ! – de Worlds within Worlds (avec ses cuivres discrets mais épatants) rappellera les plus beaux moments de Submarine Bells, mais reprend surtout le thème de la nécessité de rêver, de reconstruire un avenir à notre civilisation. Et nous rappelle que nous devons avoir foi en l’humanité, foi en nous-mêmes : « Great thoughts to inspire you / Weird facts to surprise you / New heights to aspire to / You think millions of people are trying to deceive you / When they’re giving their lives finding new words / For the worlds within worlds » (Des pensées positives pour vous inspirer / Des faits étranges pour vous surprendre / De nouveaux sommets auxquels aspirer / Vous pensez que des millions de personnes essaient de vous tromper / Alors qu’elles offrent leur vie pour trouver de nouveaux mots / Pour les mondes à l’intérieur des mondes…).
Mais toute cette beauté, qui invoque régulièrement une sorte de sérénité acquise avec l’âge, ne doit pas nous faire négliger que l’album est magnifique parce qu’il se nourrit d’une profonde angoisse existentielle : la joliesse de Hourglass ou de Destiny dissimule mal les questions de plus en plus pressantes posées par notre époque, que l’arrivée de la vieillesse et la menace de la mort rendent d’autant plus amères : « Dark times – nothing left to say / Black holes draining all the light away » (Des temps sombres – plus rien à dire / Des trous noirs drainant toute la lumière) sur Destiny, ou « For suddenly all I know has fallen by like dominoes / So Destiny – I’m soon to leave and I won’t be seen again » (Car tout ce que je connais est soudainement tombé comme des dominos / Alors le destin… – Je vais bientôt partir et on ne me reverra plus jamais) sur Destiny…
Et du coup, la chanson la plus touchante, on pourrait presque dire bouleversante de Scatterbrain, c’est sans doute la seule où Martin Phillipps enlève le masque pop et nous livre de la façon la plus simple possible une confession – modeste, pudique – quant à son chagrin inexprimable à la disparition d’un ami cher. Oui, Caught in My Eye, ce titre singulier au sein de la discographie des Chills, deviendra peut-être notre chanson préférée dans cet album qui, en plus d’être magistral du point de vue mélodique, s’avère l’un des plus simplement humains du groupe : « And I read something in the news that I meant to share with you / Then it hit me that I won’t / And it’s slowly sinking in / And I’m dealing with the weight / It’s not an option that I don’t / I won’t cry / There must be something caught in my eye » (Et j’ai lu quelque chose dans les actualités que je voulais partager avec toi / Et puis, j’ai réalisé que je ne le ferais pas / Et ça rentre lentement en moi / Et je dois affronter ce poids / Ce n’est plus une option de choisir de ne pas te parler / Je ne vais pas pleurer / Je dois avoir quelque chose dans l’œil…).
Une pure merveille, on vous dit…
Eric Debarnot