Parenthèse classique dans la trajectoire d’artistes qui sont arrivés à la gloire mais se cherchent un nouveau chemin, l’album de reprises-hommage à leurs inspirateurs : soigné et confortable, Delta Kream des Black Keys impressionne par sa virtuosité mais trahit aussi l’usure venue avec l’âge.
Des gens beaucoup plus intelligents et expérimentés que nous l’ont dit : on ne peut jamais revenir en arrière ! C’est pourtant le rêve qu’on poursuivi Dan Auerback et Patrick Carney avec leur nouvel album, Delta Kream, pour déboucher, malgré tous leurs efforts – méritoires, là n’est pas la question – à cet échec à peu près inévitable qu’on leur promettait.
Une fois The Black Keys parvenus plus ou moins au sommet du monde Rock avec leurs deux impeccables albums Brothers et El Camino, la question s’est posée pour ces deux musiciens hors pairs, à la démarche d’ailleurs inattaquable : que faire maintenant ? Oui, venus d’un Blues Rock superbement traditionnel, celui du delta du Mississipi, qu’ils ont su respecter et actualiser grâce à un « feeling pop / mélodique » susceptible de séduire les foules (ce qui a parfaitement fonctionné), que pouvaient faire les Black Keys ? Leur tentative de modernisation de leur musique sur Turn Blue, avec l’aide de Danger Mouse, n’a pas été très bien reçue, tandis que leur essai de simplification « garage rock » – destiné à être joué quand même dans des stades – de Let’s Rock a laissé tout le monde dubitatif (simplification, oui, simplisme, non !).
La quarantaine arrivée, avec neuf albums en près de vingt ans de carrière, Auerback et Carney ont donc décidé de retourner en arrière, vers leurs racines et sans doute aussi vers leur jeunesse, et de faire de Delta Kream un « simple » album de reprises de « blues du delta », ou, plus exactement encore, principalement de chansons de Junior Kimbrough, leur inspiration définitive (même la reprise du célébrissime Crawling Kingsnake de John Lee Hooker, est en fait une reprise de la relecture que Kimbrough en avait faite…). Bon, on exagère un peu, il y a aussi ici deux chansons de R. L. Burnside – ami et partenaire de Kimbrough (ce monde est petit), et également référence pour John Spencer – (Poor Boy a Long Way from Home, l’un des sommets de l’album, et Going Down South…), et une paire d’autres morceaux de Mississippi Fred McDowell (oui, celui dont les Stones ont repris le You Gotta Move sur Sticky Fingers) et de Rainie Burnett. Mais il est clair qu’on reste ici concentrés sur une géographie et un style musical volontairement restreints, ce qui confère à Delta Kream une remarquable cohérence stylistique… mais aussi un aspect passablement répétitif et peut-être même un peu ennuyeux pour qui n’est pas absolument passionné par le Blues.
Enregistré quasiment en live (il reste ça et là des traces des conversations entre les musiciens) avec les vétérans locaux que sont Kenny Brown et Eric Deaton, Delta Kream peut être apprécié comme une sorte de projet de musiciens à la technique impeccable : nombreux sont les moments au long de cette petite heure de musique où la virtuosité des guitaristes est littéralement enchanteresse, et où l’on se dira que l’on n’entend plus souvent des gens jouer comme ça !
Le problème, de notre point de vue, est que, malheureusement, Carney et Auerback n’ont plus dix-huit ans, et que leur approche en 2021 de leur musique est celle de quarantenaires gâtés par la vie : leur Blues est une musique d’une grande subtilité, d’une extraordinaire richesse… oserons-nous dire même de « très bon goût ». Soit tout le contraire de ce que le Blues signifie, et représente. Ecouter Delta Kream, c’est l’assurance de se délecter d’une musique intelligente, confortable, presque « feel good ». Et honnêtement, quand on en est réduit à chercher les rares instants où naisse un peu de tension, où la musique s’enflamme enfin (Poor Boy a Long Way From Home, Do the Romp, sur la fin,…), c’est ce Blues Rock manque définitivement de… « soul ».
On rêve à ce que cet album de reprises aurait été, enregistré aux tous débuts du groupe (d’ailleurs il existe une version de Do the Romp sur The Big Come Up… il faut l’écouter pour comprendre ce que le groupe a gagné mais aussi ce qu’il a perdu !), car « Time Waits for Noone », comme chantaient les Stones : on apprécie cette musique, mais elle ne saurait en aucun cas nous être indispensable en 2021. Espérons donc que The Black Keys, une fois cette parenthèse nostalgique refermée, retrouvent un chemin plus audacieux.
Eric Debarnot