Après le sublime Philadelphia en 2020 en compagnie de ses complices Joseph Shabason et Chris Harris, Nicholas Krgovich revient avec un disque plus récréatif, souvent passionnant où le canadien reprend le répertoire de sa compatriote Veda Hille méconnue en nos contrées.
Comment assumer une transition réussie quand on vient d’accoucher d’un chef d’œuvre ? Grande question qui taraude les grands créateurs, pas toujours les plus connus. car il faut bien le dire un chef d’œuvre ne provient jamais d’un acte prémédité. Evacuez de votre esprit ce fantasme propre à ceux qui ne créent pas, un artiste ne sait jamais où son chemin l’amènera, l’intention de départ n’est jamais le résultat final.
Alors quand arrive le grand disque presque par accident, c’est presqu’un choc dont il faudra se remettre, on est un peu groggy et nauséeux. Il faut s’en remettre à défaut de se faire piéger par son propre égo et de se reposer sur ses lauriers. Combien d’albums décevants après de grandes oeuvres, combien de répétitions ratées d’une recette qui avait pourtant bien fonctionné la première fois, combien d’albums inutiles qui viennent ternir l’image de l’artiste parfois durablement, parfois définitivement. On ne pardonnera pas à un artiste un échec après un chef d’oeuvre et pourtant n’est pas Bowie qui veut qui, comme on le sait, fût capable de cumuler les chefs d’oeuvre tout au long des années 70 avant une longue traversée du désert créatif qui devait durer presque vingt ans. A trop croire en soi, on finit par s’épuiser.
Le disque qui suit est celui qu’il faut savoir négocier, le canadien Nicholas Krgovich l’a bien compris et a choisi après le chef d’oeuvre Philadelphia de faire un disque plus récréatif en nous faisant découvrir le répertoire de sa compatriote et amie Veda Hille. Avouons-le tout de suite, nous découvrons l’existence de Veda Hille en écoutant cette série de covers par Nicholas Krgovich mais comme il le dit lui-même dans la présentation qu’il fait de l’album : Un soir, on faisait une date à Los Angeles et on joué cette chanson de Veda Hille, Plants et beaucoup de gens sont venus me voir après en me disant « c’était quoi cette chanson ? », tout le monde a pris son téléphone et a mis « Veda Hille » sur son compte Spotify. Alors, je me suis dit » Attends, c’est ce que je vais faire ! Je vais faire un album de reprises des chansons de Veda ! »
Nicholas Krgovich est un intime de Veda Hille, en effet Justin Kellam, le batteur des deux groupes dans lesquels a officié Nicholas Krgovich (P:ano et No Kids) est l’époux de Veda Hille et collabore à ses disques. Mais il faut comprendre dans ce geste plein de symbole celui de reprendre les chansons du répertoire d’un autre artiste comme la manifestation d’une admiration sans borne pour la musique de cette femme. A tel point que l’on réécoute les autres disques du canadien d’une autre oreille y repérant la présence de Veda Hille dans les lignes mélodiques.
Jusqu’ici on avait entendu dans les albums de Nicholas Krgovich une volonté de Pop en mode ligne claire, Prefab Sprout et Paddy Mac Aloon n’étaient jamais bien loin, Paul Buchanan et ses Blue Nile non plus, Jens Lekman pourrait largement s’installer dans les chansons du canadien. Avec Philadelphia, son disque collaboratif avec Joseph Shabason et Chris Harris, il invitait l’Ambient dans ses structures avec des éléments brumeux qui pouvaient le rapprocher du David Sylvian de Gone To Earth (1986). Sur This Spring Songs By Veda Hille, on retrouve les ingrédients qui font tout le suc, toute la substantifique moelle de la musique du Canadien. Ne maîtrisant pas le répertoire de Veda Hille, il nous sera difficile de dire si Nicholas Krgovich suit scrupuleusement les chansons existantes de son aînée ou s’il préfère s’octroyer certaines libertés, même respectueuses, avec le catalogue de Veda Hille.
Mais là où l’on sait que l’exercice est réussi, c’est que Nicholas Krgovich stimule notre curiosité et nous donne envie de découvrir les travaux d’une Veda Hille en activité depuis le début des années 90 et auteure d’une vingtaine de disques.
A travers ce disque, c’est un peu de son histoire et de sa vie que Nicholas Krgovich nous raconte. Lui qui timidement ose approcher la chanteuse après un concert pour lui faire écouter quelques reprises qu’il avait (déjà) faites de ses chansons alors qu’il était encore étudiant. Avec une belle humilité, la dame lui consacre du temps et l’invite à poursuivre cette rencontre chez elle. Déjà à l’époque, comme elle le dira par la suite, elle avait été époustouflée par la qualité des arrangements qu’avait imaginés le gamin qu’était Nicholas Krgovich. ce sera le début d’une longue amitié et d’un échange artistique.
On retrouve aux côtés de Nicholas Krgovich, Joseph Shabason qui l’accompagne à la flûte mais aussi quelques ingrédients propres à ce que l’on entend habituellement sur ses disques et dans ses propres compositions. Sur Lucklucky, on retrouve non seulement son goût pour les arrangements vocaux mais on croit entendre Wendy Smith répondre à sa voix à la fois diaphane et chaleureuse. Il s’amuse aussi parfois avec l’abstraction et les limites. Certaines mesures sur ce disque sont presque Jazz mais mon petit doigt me dit que l’on pourrait sans aucun doute dire la même chose de la musique de Veda Hille qui peut aussi bien convoquer Bach, Coltrane que le Folk. Ce n’est pas sans raison si les deux se sont trouvés. On fera remarquer que Joseph Shabason, Nicholas Krgovich et Chris Harris se sont à, nouveau réunis en mars dernier pour donner une suite toute instrumentale à Philadelphia, une suite nommée Florence à retrouver sur leur page Bandcamp.
Après, soyons honnêtes, ce disque éminemment classieux reste un objet décoratif, une récréation dans une discographie en perpétuelle évolution, une forme d’hommage, un tribut déposé aux pieds d’une artiste admirée et qui ne souffre d’aucune comparaison avec Philadelphia car il sait rester à sa place, celle d’un album de transition, un objet qui incorpore ces détails que l’on aime chez Nicholas Krgovich, cette étrangeté toujours à la charnière de l’abstrait et cette spontanéité propre à la Pop.
Pour l’heure on retournera à Philadelphia pour les grands frissons et on plongera dans la discographie de Veda Hille pour découvrir, on le sent bien une immense artiste et c’est sans doute cela tout l’objectif de cette humble entreprise.
Greg Bod