[Interview] Adrian Crowley : « j’aime juste raconter des histoires. » (2e partie)

Seconde partie de notre échange avec l’irlandais Adrian Crowley, nous nous étions quittés dans cette tentative de parallèle posée entre son travail et celui de Michel Cloup. Parlons désormais plus en profondeur de son neuvième album, le superbe The Watchful Eye Of The Stars.

Crédit photo : Steve Gullick

Dans une interview, vous disiez que : Je vis la musique pendant que je dors. Depuis que j’ai commencé à faire de la musique à plein temps, je l’entends réellement dans mon sommeil et parfois je me réveille en me demandant qui a laissé la stéréo allumée – et c’est vraiment dans ma tête. C’est incroyable. Je pense que c’est une sorte d’hallucination auditive naturelle. Je l’entends quand je me réveille – ça peut me réveiller. Je suis en train de rêver de musique, mais cela peut me faire sortir de mon rêve. Une fois que je suis bien réveillé, c’est parti. The Watchful Eye Of The Stars est peut-être votre disque le plus onirique, le plus nocturne également. Je pense à un titre comme The Colours Of The Night mais je trouve qu’au-delà de ce titre, dans l’orchestration, dans les harmonies très lentes, dans l’ampleur des mélodies, il y a comme quelque chose d’horizontal dans vos compositions ?

Adrian Crowley : C’est marrant car j’associe toujours le terme d’horizontalité à quelqu’un d’allongé dans un lit qui regarderait par le rideau entrouvert de la fenêtre le ciel étoilé. Je ne peux pas dire que je voulais ces chansons dans une forme d’horizontalité. Par le passé, je crois bien que mes mélodies suivaient plutôt une ligne parallèle à la Terre mais j’espère aussi qu’elles prenaient quelque part la tangente avec le chemin qui leur était tracé. Pour ce qui est de The Colours Of The Night, le titre est né de son instrumentation, il y avait quelque chose de très nocturne et de sombre dans les motifs que j’ai employés ici, je voyais des entités étranges qui hantaient les visions que j’avais là. Je décrirai plus la forme de cette chanson comme une suite de cascades dans la manière dont la musique se répond et s’entrechoque. Je crois bien que jusqu’ici je n’avais pas abordé ces couleurs musicales dans ma discographie. Je pense plus en termes de couleurs ma musique, je trouve votre théorie de l’horizontalité intéressante mais je pense vraiment en termes de couleurs.

 Il n’est pas rare qu’un auteur-compositeur considère parmi tous les disques qu’il a écrit l’un d’entre eux comme l’album qui lui a permis de trouver sa propre singularité. Selon vous, des huit disques sortis, quel a été cet album ?

Adrian Crowley : Je crois bien que c’est avec mon second album, A Northern Country (2004) que j’ai commencé à trouver mon son. Même si je ne l’ai pas écouté depuis très longtemps, je crois bien que c’est celui-là. Je n’ai jamais pensé à écrire dans un genre musical à proprement parler. Sur ce disque, il y a plusieurs pièces instrumentales, cela m’a permis d’expérimenter des trucs. Je crois qu’avec ce disque, j’ai enfin accroché quelque chose que j’allais pouvoir continuer à explorer sur mes disques suivants, je n’avais sans doute pas encore trouvé le chant qui me convenait le mieux, j’aime cette idée de voir un artiste en plein développement.

J’assume chacun de mes disques car c’est un lent processus de maturation, je revois avec certains de mes disques ma jeunesse et le manque d’expérience criant. Je considère ce disque comme l’acte de naissance de mon processus de création, avec le premier disque, je n’étais pas encore totalement libre. J’ai l’impression avec A Northern Country d’avoir sorti un disque qui ne vient que de moi. C’est dans celui-là que s’affirme ma personnalité musicale, c’est peut-être aussi le plus sombre de tous mes disques.

Ecrire de la musique c’est créer des mondes pour vous ?

Adrian Crowley : Oui définitivement oui. Je ne sais pas où l’appel a commencé, sans doute d’une certaine solitude que j’ai connue. Créer des mondes t’ouvre un univers sans limite où tu peux voyager à l’intérieur de toi-même toujours plus loin. Je crois bien que quand j’explore ces mondes à travers ma musique et mes mots, j’utilise mon cœur un peu à la manière d’une boussole. Quand les gens me demandent parfois si certaines de mes chansons sont de véritables histoires qui me sont arrivées, je ne sais pas trop que leur répondre. Bien sûr que cela m’est arrivé mais pas dans le sens basique que l’on comprend communément mais plus dans une dimension symbolique. A travers la musique et les mots on peut créer des mondes ou d’autres vies, je pense mes chansons plus comme une possible expérience de vies multiples perçue par une multitude d’âmes et pas forcément humaines.

On ne sent pas une volonté chez vous à sortir des disques en réaction les uns par rapport aux autres. Au contraire, j’ai plus l’impression du travail de quelqu’un qui fouille une même thématique mais toujours sous un angle différent un peu comme un peintre qui fait des croquis et des croquis pour atteindre la forme parfaite. Vous reconnaissez-vous dans cette description ?

Adrian Crowley : Sans doute oui, je vois surtout chacun de mes disques comme un nouveau départ. Je crois que mon auditeur peut percevoir des thèmes récurrents que je retravaille de manière presqu’inconsciente comme des obsessions. J’aimerai que l’on puisse dire de ma musique avec le recul que le temps apporte dans la durée qu’elle a connu différentes périodes plus que d’officier dans un seul style comme on peut le dire pour certains peintres, je pense à Picasso bien sûr et ses différentes périodes. J’aimerai que l’on puisse identifier ces périodes dans ma discographie.
Et puis pour poursuivre sur mon exemple de Picasso, ce qui me plait dans cette idée, c’est que c’est parfois difficile de deviner que telle ou telle œuvre est belle et bien de lui tant ses périodes proposent des choses tellement différentes. J’aimerai que l’on puisse voir ces mêmes nuances et ces contrastes dans ma discographie. Cette idée de tendre vers une forme de perfection est un concept qui m’attire beaucoup, c’est vrai qu’inconsciemment on revient aux mêmes paysages mentaux mais qu’à chaque fois de ces paysages sonores sortent des choses inédites et nouvelles.

Sur The Watchful Eye Of The Stars, vous utilisez des cuivres avec la volonté d’un son soyeux. Peut-on dire qu’il y a chez vous un travail sur l’épure comme une forme de respiration et de faire-valoir pour les mélodies ?

Adrian Crowley : Il y a aussi des instruments à vent, une clarinette basse dont on entend le souffle qui ressemble tellement à une respiration humaine. Il y a aussi ce Chalumeau, cette clarinette médiévale que je rêvais d’incorporer à ma musique depuis très longtemps. John Parish  a été essentiel dans l’installation et les choix de l’instrumentation, il y a bien sûr des cuivres sur le disque, des sons aussi crées au Mellotron. Ce sur quoi on a été d’accord dès le départ avec John c’est que l’on voulait que l’on entende cette respiration humaine tout au long du disque, ce son qui vient des poumons. Ce que l’on voulait c’était de parvenir à mettre à l’unisson toutes ces respirations et je crois modestement qu’on y est parvenu.

Par le passé, vous avez travaillé sur d’autres albums avec des instruments comme le marxophone, une boîte à shruti, un harmonium droit, une viole de gambe, une viole baroque ou des pédales d’effets qui transformaient absolument le son de votre guitare. Peut-on dire que pour ce disque, vous avez laissé de côté cela pour travailler avec le Crash Ensemble  avec un forme de composition qui m’évoque la musique contemporaine ?

Adrian Crowley : Je pense que cette sensation que vous percevez à l’écoute du disque qui provient de la musique contemporaine est vraiment due au Crash Ensemble. Cela fait longtemps que je connais leur travail et leurs références, on a déjà collaboré à plusieurs reprises. J’ai écrit ces partitions pour eux, pour leur sensibilité individuelle de musicien. Une chanson Comme Singalong je l’ai écrite de manière très méticuleuse, on l’avait déjà joué ensemble sur scène il y  a quelques années. C’était déjà à l’époque dans sa construction et sa structure une pièce au son contemporain. Bread And Wine prend un autre tournant avec un violon plus baroque, Ships On The Water propose encore une autre identité et quand j’invite des gens à venir jouer sur mes disques, j’attends d’eux qu’ils embarquent un peu de leur propre univers dans le mien.

Il y a une thématique que  l’on retrouve dans nombre de vos disques, c’est ce rapport à l’océan, à la haute-mer mais aussi aux pays du Nord. C’est d’autant plus évident sur Northbound Stoaway où votre narrateur s’affirme comme un nordiste. On croise des navires qui coulent, des chambres au bord de la côte. Vous posez les scènes sans rien expliquer, elles existent sans un sens précis. Au-delà du seul fait que vous viviez en Irlande, comment expliquez-vous ces thématiques qui ressemblent presqu’à des obsessions chez vous ?

Adrian Crowley : Je ne sais pas trop d’où cela vient, j’aime juste raconter des histoires. Je ne sais vraiment pas d’où viennent ces obsessions, je crois surtout que c’est ce qui me vient naturellement quand je rentre dans un processus de narration. Je crois bien que désormais je peux raconter une histoire partant de n’importe quel sujet, je ne sais pas pourquoi je reviens souvent vers les mêmes thèmes, il y a peut-être quelque chose d’absolument élémentaire dans les sujets que j’aborde dans mes chansons. Sans doute qu’inconsciemment je vais rechercher des éléments naturels, un environnement qui finissent par ressembler à des archétypes ou des symboles. Il y a peut-être plus de pulsions de l’inconscient dans mes chansons que je ne le pense et qu’il m’est donc bien difficile d’expliquer.

 

Vous avez collaboré avec Nial Mc Cann sur The Science Of The Ghosts. Vous pouvez nous parler de cette expérience ?

Adrian Crowley : Déjà pour commencer, précisons que nous travaillons sur un nouveau projet avec Nial dans le moment pour un Festival en ligne, le Music Town. Il est venu chez moi la semaine dernière et on a enregistré un concert très court. J’adore travailler avec lui et j’ai adoré cette collaboration sur The Science Of The Ghosts, ça a été une expérience incroyable pour moi. Nous sommes devenus des amis très proches suite à ce projet. On s’est rencontré car Nial a travaillé sur un film autour de mon label Chemikal Underground. Je crois qu’il y a une vraie alchimie créative qui s’est instaurée entre nous. Il m’a envoyé un mail ce matin car il venait de commencer le montage des images du petit concert que j’ai fait la semaine dernière, il m’exprimait son excitation à travailler là-dessus.
Il a ce truc que j’ai déjà repéré chez Michel Cloup, il a une faim de découvrir mais aussi une colère contre ce qui ne sert à rien ou lui semble sans intérêt. Il a une grande exigence et cela me donne vraiment envie de continuer à élaborer de nouveaux projets avec lui. On a commencé à évoquer l’idée d’un court-métrage que l’on aimerait faire ensemble. Pour l’heure il travaille sur un documentaire musical. Et puis quelque chose qui n’est pas forcément connu, c’est que je suis un grand cinéphile. J’ai adoré récemment Milla (Babyteeth) de Shannon Murphy avec cet acteur incroyable qu’est Ben Mendelsohn, j’aime beaucoup le cinéma français et en particulier cette nouvelle génération qui émerge depuis quelques années avec des réalisatrices comme Céline Sciamma, j’ai été subjugué par Portrait De La Jeune Fille En Feu, High Life de Claire Denis m’a laissé sans voix

Certains qualifient votre musique de triste et désespérée. Je me permets de vous proposer une citation de l’écrivain Yasmina Khadra extrait de son Roman, Les Hirondelles de Kaboul. « La musique est le véritable souffle de la vie. On mange pour ne pas mourir de faim. On chante pour s’entendre vivre ». Ecrire, chanter c’est un élan vital pour vous ?

Adrian Crowley ; J’adore cette citation, je la trouve très belle. Bien sûr que c’est vital pour moi, j’ai envie de dire que mes chansons ressemblent à la vie mais pour moi c’est ma vie, je n’existe pas sans elles et elles non plus sans moi.

The Watchful Eye Of The Star est sorti le 30 avril 2021 chez Chemikal Underground. Un grand merci à Marine qui a permis l’organisation de cette rencontre.

Adrian Crowley laisse entrer la lumière sur “The Watchful Eye Of The Stars”