Rencontre sans langue de bois avec Vincent Taeger (aka Tiger Tigre), producteur du superbe et dernier album de Tony Allen There Is No End sorti sur le label Blue Note, un an après la disparition du batteur nigérian.
Un an après la disparition du musicien Tony Allen (décédé le 30 avril 2020) sort There Is No End, un album posthume avec lequel il investissait le champ du hip-hop en compagnie de nombreux invités. Resté en chantier un moment, l’album a finalement a été achevé par ses plus proches collaborateurs parmi lesquels on trouve Vincent Taeger (aka Tiger Tigre). Fred Pallem l’a rencontré pour parler de sa rencontre avec Tony Allen et de son travail aux côtés du légendaire batteur nigérian.
Comment on fait pour rencontrer Tony Allen?
Ma première rencontre avec le lion c’était en 2004 pour la tournée Politics de Sébastien Tellier, durant laquelle tu tenais la basse d’ailleurs ! Après un concert catastrophique aux Transmusicales, Tony avait annoncé qu’il ne ferait pas la tournée, et on a été recrutés après. Une rencontre uniquement musicale, car j’avais le plaisir de rejouer ce qu’il avait fait sur l’album La ritournelle.
La vraie rencontre “face-à-face” c’était quand?
La seconde fois c’était en juin 2009 quand il est venu chez moi enregistrer tout un album en une journée. C’était un troc entre lui et son dealer de weed (depuis reconverti en fleuriste) qui s’offrait les services du lion pour son album. La session est d’ailleurs visible sur YouTube. C’est mon pote Vincent Taurelle qui gérait la séance, moi j’étais seulement l’hôte de maison et j’avais pris grand soin de bien installer ma batterie.
Et après vous avez fait plein de projets ensemble : des albums mais aussi du live…
Exact, notre troisième rencontre en 2014 fut plus importante c’était sur son album Film of life, sur lequel j’ai travaillé avec Taurelle et aussi Ludovic Bruni. Vincent Taurelle l’avait croisé sur une séance pour Sébastien Tellier – une bande originale finalement refusée pour le film de Sylvie Verheyde Confessions d’un enfant du siècle – Tony avait des démos et il cherchait un producteur, et Taurelle lui a proposé de passer nous les faire écouter dans notre studio de Pantin. On a parlé prod etc, puis ils nous a rappelé pour nous dire qu’il voulait travailler avec nous, et ça a duré six mois. Donc, on a fini par bien se connaitre. Ensuite, il y avait un projet de duo avec Jeff Mills, mais il voulait un synthé. J’ai suggéré Taurelle, mais pas dispo, puis Arnaud Roulin non plus, finalement, Tony a voulu que ce soit moi. Et je me suis retrouvé au synthé pour la première fois de ma vie entre Tony Allen et Jeff Mills en direct sur Arte concert ! Grosse pression.
Donc il s’est tourné vers toi pour ce dernier album, sans doute parce qu’il était en confiance avec un batteur percussionniste, et que tu connaissais bien le hip hop, car je me souviens que tu avais un groupe dans legenre dans les années 90, et aussi pour ton travail avec Oxmo Puccino? Au départ, on connait Tony pour l’afro beat, les thèmes avec des cuivres, mais il aimait les nouvelles expériences. C’est suite a la collaboration avec Jeff Mills, ses collaborations avec Damon Albarn, que Tony a eu envie de faire autre chose ?
Oui sans doute, il voulait se diversifier. Cette fois, il a eu envie de faire un album de hip-hop, il voulait commencer par des beats de batterie, il n’avait pas de démos cette fois. Il m’a appelé pour que je l’enregistre et que je le conseille sur ses rythmiques. Je l’ai donc fait jouer sur une trentaine de morceaux de rap au casque, et s’il était inspiré, il jouait. A partir des rythmiques qu’on avait validées, on s’est revus, et on a enregistré des lignes de basses dessus, des accords, des mélodies. On a fait une sélection, puis on a commencé à avoir des instrus pour pouvoir les envoyer à des rappeurs.
Et pour avoir tous ces guests comment avez vous fait?
C’était pendant le covid, Tony venait de partir. Le manager et la maison de disques m’a appelé en me disant que le travail était trop avancé pour s’arrêter là. Je n’ai pas dis oui tout de suite. Et puis j’ai laissé parlé mon coeur… on a eu beaucoup de discussions, c’était le concept de Tony, cet album. Les rappeurs, je les ai trouvés pour la plupart sur Instagram, avec Eric Trosset le manager de Tony. Ils ont choisi eux mêmes leurs intrus.
L’album est très différent des ses albums afro-beat, mais je trouve que l’on reconnait bien son son.
Bien sûr ! C’est sa batterie mais aussi ses lignes de basse, ses gimmicks. Sa musique et son esprit sont là. De toutes façons, comme tous les grands, on le reconnait dès la première seconde. Je lui avais suggéré aussi de mettre des harmonies plus “pop” par endroits, et il était d’accord avec ça. Dans l’album, on a isolé des extraits d’interviews dans lesquelles il expliquait qu’il n’aimait pas se répéter, qu’il voulait tout le temps innover.
Absolument. Je me souviens d’un Taratata ou j’accompagnais Charlotte Gainsbourg avec Taurelle, Bruni, et Tony justement. Il s’était pointé le jour même pour jouer en direct le morceau 5:55 réalisé par Air. Tony me demande de lui faire écouter la chanson, et il me dit: ce pattern est pas mal mais je vais en jouer un autre ! Tony t’a accordé sa confiance en tous cas, et ce n’est pas rien.
C’était le boss, Il avait une grosse personnalité et en même temps tellement d’humilité alors que c’était une star mondiale. Avec Tony on n’éprouvait pas toujours le besoin de se parler, on buvait du whisky, on fumait des joints et on écoutait de la musique pendant des heures.
La sortie du disque a été retardée d’une semaine, pourquoi ?
Avant la sortie j’ai lu quelques commentaires sur les réseaux sociaux pas très positifs, du genre “le nouvel album ne respecte pas l’esprit de Tony”, “les occidentaux volent la musique des Africains”. Mais ce genre de commentaire ne reflète pas du tout l’esprit de Tony Allen. La politique le gonflait, c’est pour ça qu’il s’est éloigné de son ami Fela qui lui, commençait a se rapprocher des Black Panthers. Tony était un électron libre et ne voulait pas être assimilé à une communauté ou à un parti politique. Il n’en avait rien a foutre. Il jouait avec tout le monde, il était très ouvert.
Donc il voulait faire un album de rap, des rencontres, et mettre en lumière la jeune génération de rappeurs ?
Oui il voulait faire un album de rap, pas un album avec les éternels codes de d’afro beat. Je crois qu’il avait fait le tour de la question. Dire que cet album n’est pas du Tony Allen, c’est vraiment ne rien comprendre à l’homme qu’il était. Il avait beaucoup de respect pour Miles Davis et Herbie Hancock, qui eux aussi ont fait des expériences dans le rap au cours de leur carrière. Ses morceaux de référence pour ce dernier album étaient Kids see ghosts de Kanye West et Kid Cudi, Rock It de Hancock, l’album Igor de Tyler The Creator (qu’il aurait voulu inviter), et surtout Ba ba go go du groupe italien TOPO. Après des mois de travail confiné, l’album posthume de notre ami voit enfin le jour et c’est une immense joie ! Quel plus bel hommage qu’un album initié par l’artiste lui-même !!! Tony embarquait le monde entier dans son groove unique et irrésistible. Il m’a conforté dans l’adoption du jeu de batterie épuré, simple et élégant, limpide, sans démonstration. Ce style léger et sa grande personnalité lui ont permis de jouer jusqu’au bout. Ça faisait 60 ans qu’il transmettait J’aurais aimé lui poser plus de questions, je le croyais éternel… sa musique l’est !!! Il avait parfaitement trouvé le titre de son dernier album « THERE IS NO END ».
Interview réalisée par Fred Pallem