L’américain Christopher J Vibberts qui se cache derrière l’alias Chrystal Für concocte une musique Ambient qui n’oublie jamais d’être incarnée. Elle rappellera le Johann Johannsson de Fordlandia ou A Winged Victory For The Sullen. Une matière mouvante et impalpable.
Comme nombre d’entre nous, je ne me suis jamais totalement remis de ma découverte de Low, le onzième album de David Bowie sorti en 1977, disque qui doit tant à Brian Eno et plus particulièrement son jeu de cartes qu’il avait imaginé avec le peintre Peter Schmidt, les Stratégies Obliques et ces ordres que donnaient ces cartes au créateur, ces « Examine avec attention les détails les plus embarrassants et amplifie-les » ou « Arrête-toi un moment« . De ce jeu avec le hasard et la coïncidence sont nées certaines des plus belles pièces que la musique contemporaine nous ait offerte, je pense bien sûr à Weeping Wall ou Subterraneans. Après un disque comme celui-là, la musique ne fut plus jamais comme elle l’était avant la parution de cet album. On peut dire qu’il y a eu un avant et un après. Bien sûr Kraftwerk (et tout le courant Krautrock) et Brian Eno avaient déjà amorcé la mue mais David Jones a amené cette métamorphose à un état de telle perfection et de telle attractivité qu’encore aujourd’hui on ressent son écho dans de nombreux disques.
Chrystal Für et Christopher J Vibberts sont dans cet héritage, j’ai envie de dire dans la continuité de cette déflagration. Car les grands disques comme Low ont besoin de maintes et maintes réinterprétations, maints et maints décodages, maintes relectures pour atteindre une forme de compréhension auprès du plus large public. Bien sûr, il ne faut pas prendre mes propos frontalement, l’américain à l’œuvre ici n’est pas une retranscription paresseuse ou trop respectueuse de l’œuvre démiurgique de Bowie, mais on en reconnaît en filigrane la présence, la figure de commandeur.
Comme avec Bowie, il y a un jeu avec la dimension métallique du son, avec la dissonance et l’inconfort mais aussi avec des climats doucereux. Comme dans Low, la part est grandement donnée aux tons électroniques et à des arpèges vibrants comme des ondes qui n’en finissent pas de se perdre au ras de l’eau. La musique de Chrystal Für a quelque chose de concentrique et de circulaire comme un labyrinthe inversé.
L’univers de Christopher J Vibberts impose non seulement le respect mais aussi le silence. Cette musique souvent sombre ne se goûte que dans une pleine et active écoute, elle est bien trop stimulante et captivante pour être seulement un bruit de fond ou un murmure. Ou elle occupe tout l’espace ou elle n’a pas de raison d’émettre ou d’être. De sa collaboration avec David J de Love And Rockets et Bauhaus, l’américain exilé à Porto a conservé un goût pour les aspérités, pour l’ombre, pour les parasites qui habitent, tels des bruits blancs, ses lignes mélodiques. Cela n’empêche jamais la grâce d’émerger de ces structures en perpétuel mouvement, le sépulcral et superbe I’M Losing You en étant un bel exemple avec son piano dramatique qui n’est pas sans rappeler ce titre d’Ulver sur Live At The Norwegian National Opera (2011), le hanté Moon Piece et cette image d’un pantin pendu dans l’espace. La musique de Christopher J Vibberts impose aussi des images parfois terribles, souvent dramatiques, plus rarement mélancoliques avec ces petites dissonances qui nous égarent dans un espace à la fois ample et cloisonné.
Elusion est parfois âpre dans son approche, claustrophobe et mal aimable mais sans colère. La tristesse peut aussi ne pas connaître de fond ni de raison. On reconnaîtra un peu de cet air frelaté que l’on sent dans les passages les plus tourmentés des disques de Johann Johannsson ou de A Winged Victory For The Sullen. Par contre, on appréciera grandement tout au long de ces neuf pièces instrumentales que Christopher J Vibberts ne cherche jamais à alourdir les scènes avec un propos trop expérimental, il consolide ses ambiances avec ces différentes couches d’émotions disparates et paroxystiques et donne une large place à la notion de mélodie. Chez lui, pas de recherche d’une musique sérielle mais plus la lente expression d’un drame dont on ne connaîtra jamais ni l’origine ni la raison et encore moins les conséquences. Un drame aux raisons inconnues dans lequel on peut se lover.
S’ouvrant sur un Requiem et se terminant par un Other Side Of The Mirror, Elusion est très clairement un voyage au coeur des rythmes d’une vie. Il y a quelque chose de paradoxal à commencer une action par un acte qui célèbre la fin ultime, sans doute faut-il y percevoir un indice sur ce que Christopher J Vibberts tente de nous faire saisir de manière presque palpable. Et s’il n’y avait jamais vraiment de fin ? Et si tout se recyclait ? Et si la vie continuait au-delà des limites du possible connu ?
C’est un peu cela et d’autres messages plus confus que l’on entend tout au long de cet Elusion sublime, le piano à la fois cristallin et essoufflé de Memory Of A Fading Home, les chants d’une enfance estompée, la menace qui s’élève sur I’ll Rise At Dawn Once More, autant de pistes à circonvenir au sein d’un univers d’intrigues et d’énigmes. Avec Elusion, son troisième album avec Chrystal Für, Christopher J Vibberts signe une collection de pièces instrumentales définitivement émouvantes et troublantes, faîtes de miasmes et de sécrétions diffuses, constituée d’un mysticisme sceptique mais surtout ce qui importe ici, c’est que Chrystal Für, à l’instar du Low de David Bowie, réintroduit le hasard dans l’équation d’une musique passionnante.
C’est peut-être pour cela que l’on entend parfois l’écho de cette voix et ces mots
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Greg Bod