Exercice gratuit de réhabilitation de l’un de nos auteurs de polars populaires, Jean-Christophe Grangé : le Jour des Cendres, son dernier livre, plus court, plus méchant peut-être, s’ouvre sur la beauté et aussi sur l’humanité, et, contre toute attente, nous parle.
Tout absorbés que nous sommes à parler de la Littérature comme de l’un des Arts suprêmes, bien éduqués que nous avons été par nos maîtres à l’école de la République dans la vénération de Flaubert ou de Proust, nous avons toujours un peu de mal à accepter sans honte le plaisir singulier de lire un bon polar, écrit par un type qui cherche à nous divertir avant de nous impressionner par sa maîtrise du style et de la langue. Nous parlons peu ici de ces bouquins que nous lisons en vacances, à la plage, en voyage, comme si nous avions honte. Pourtant, l’immense Dumas fut un écrivain de feuilleton ; pourtant, il y a peu de gens aujourd’hui pour témoigner de ce que sont les USA « blancs » de notre époque avec autant de justesse – et d’humanité – que Stephen King ; pourtant, nous savons bien que Simenon a été ici l’un des plus justes chroniqueurs de la France de l’après-guerre… Donc, nous allons « transgresser » des règles qui n’existent que dans nos têtes, et nous allons parler aujourd’hui du dernier polar de Jean-Christophe Grangé qui vient d’être publié en poche (le seul format qui vaille vraiment pour ce genre de bouquin « de proximité »).
Grangé a connu son heure de gloire quand il a sorti les Rivières Pourpres : adaptation cinématographique, création d’une nouvelle branche du polar populaire français, ultra-noir, ultra violent et cruel. Et puis peu à peu, il est retombé dans un certain anonymat, avec un cercle fidèle de lecteurs qui achètent sa production annuelle, quelle qu’en soit la qualité, et il faut bien avouer que la qualité n’a pas toujours été eu rendez-vous. Pourtant, quelques heures passées cette fois en compagnie de son héros récurrent, le flic désaxé et malheureux Niémans qui revient une fois encore dans une enquête alsacienne, tendraient à démontrer qu’on a sans doute tort d’ignorer Grangé. Et son Jour des Cendres – qui est devenu l’un des épisodes la série TV Les Rivières Pourpres diffusés l’année dernière – est sans doute son livre le plus intéressant depuis très longtemps. D’abord, parce qu’il est court – une vraie vertu si l’on se souvient que les Grangé sont toujours trop longs, épuisant notre patience à force d’accumulation et de répétition. Ensuite parce que Grangé a mis un bémol à son goût pour l’horreur et la description d’images insoutenables : dans le Jour des Cendres, la Beauté à sa place, que ça soit la beauté de la nature, grâce à quelques descriptions enivrantes des vignes alsaciennes en automne font leur effet, ou celle des femmes : entre Ivana, la coéquipière de Niémans, et Rachel, qui semble tout droit sortie du Witness de Peter Weir, le cœur du vilain flic et du non moins vilain lecteur balance.
On n’échappe certes pas aux clichés usés du flic macho, brutal et indiscipliné (« Ses bonnes résolutions n’avaient pas tenu longtemps. Ni la douceur ni la bonne humeur ne lui allait au teint »), qui conduit son enquête en dépit du bon sens… Mais ce n’est pas bien grave, il faut bien que nous nous sentions en terrain connu pour pouvoir prêter attention, non pas à l’enquête policière conduite au sein d’une secte de fanatiques ET viticulteurs de Gewürztraminer qui n’est pas plus mal qu’une autre, mais ne révolutionnera rien, mais à ce que Grangé nous dit de nous et de notre monde. Et de lui-même, bien sûr…
… De son amour/haine pour la province – ici l’Alsace, qui revient pour la seconde fois dans deux livres consécutifs. Car au détour de paragraphes efficaces, Grangé nous offre de belles images, des idées stimulantes, tout ce qui fait finalement le plaisir de lire : « L’homme parlait français comme on bêche de la terre gelée », par exemple, c’est une belle manière de figurer un accent, une voix. Et « La rue noire, le vent de glace, les réverbères qui grelottaient dans leur coin… Tout ça lui confirmait ce qu’il avait toujours pensé : la province, dès que la nuit tombe, produit une sorte de concentré d’effroi », ça peut d’un coup vous renvoyer à des sensations personnelles à demi oubliées, à des douleurs enfouies dont on a un peu peur qu’elles ressurgissent.
Quant à ce vieil esprit punk/anar qui nous secoue un peu nos certitudes, malgré la provocation facile qu’on peut toujours reprocher à Grangé, il se déguste à petite dose comme un fiel amer, mais revigorant : « Elle méprisait le vin. Elle voyait dans cette passion toute la vanité du bourgeois crevant dans sa cave avec ses bouteilles au terme d’une existence mesquine. »
Finalement, en refermant ce petit bouquin forcément très oubliable, se terminant sur une fin un peu bâclée qui a toujours été la marque de Grangé, constructeur de cathédrales noires qui finissent par s’effondrer dans un souffle, on se dit qu’on a pris un vrai plaisir à visiter avec lui une autre France que celle qu’on nous vend chaque jour : un monde plus triste, plus perdu, plus désespéré qu’il est aujourd’hui possible de l’admettre. Plus humain aussi.
Eric Debarnot