Le Rennais Sylvain Texier, que l’on connaît déjà sous le nom de The Last Morning Soundtrack, et dont on avait remarqué l’excellence du travail pour son premier album sous l’alias Ô Lake en 2019, s’essaie ici à l’illustration des images de Gerry, le film de Gus Van Sant sorti en 2002. Exercice difficile que celui de la bande originale qu’Ô Lake sublime allègrement.
Il n’y pas d’exercice plus délicat que celui de la composition de musique pour un film. Au même titre qu’il n’y a pas plus difficile que de juxtaposer des images à une musique préexistante. L’un comme l’autre sont deux exercices ardus, où il conviendra de trouver le juste équilibre entre retenir son inspiration personnelle et laisser libre cours à son propre imaginaire. La musique accompagnant des images ne peut seulement être une illustration de l’action qui s’opère sur l’écran, elle doit aussi et surtout en être un contrepoint… quelque chose de discret qui vienne saisir plus qu’appuyer l’émotion. On n’est pas loin d’une certaine forme d’aporie ici, d’une équation aux multiples inconnues dans lesquelles l’esprit humain pourrait se perdre.
En se mettant au travail sur cette bande-originale, Sylvain Texier a non seulement dû prendre de la distance vis à vis de ce qui faisait figure de premières traces sonores contingentes de Gerry, un film de Gus Van Sant datant de 2002, à savoir le Spiegel Im Spiegel et le Fur Alina d’Arvo Part… Mais aussi ne pas se laisser intimider par la force de ce film très contemplatif, tourné peu de temps avec le magistral Elephant (2003), palmé à Cannes. Il y avait comme une évidence pour le Rennais à s’approprier les images du cinéaste américain, lui qui définit sa musique comme un espace de contemplation. Sylvain Texier aurait tout aussi bien pu revisionner le Old Joy de Kelly Reichardt et cette phrase prononcée par Will Oldham qui nous hante longtemps après : « Happiness is just an old joy« , en somme le bonheur n’est qu’une joie qui a vieilli. C’est peut-être cela toute l’essence de la musique de Sylvain Texier, ramener à la vie des images qui ont vieilli, reconstruire le rythme de la réflexion d’un individu qui marche sans savoir vers quoi ni qui il se dirige. C’est cela que l’on entend dans Gerry (Music Inspired By The Motion Picture), une suite de pièces instrumentales jouée tantôt au seul piano, tantôt nimbée de mesures électroniques. D’une infinie délicatesse, la musique d’Ô Lake vous happe dès la première note pour ne plus vous quitter.
Ô Lake aurait pu choisir la facilité et prolonger les idées initiales de Gus Van Sant en s’appuyant sur un seul piano minimal et aérien à la manière de l’Estonien sur la B.O d’origine. Ce serait exagéré de dire que Sylvain Texier prend le contrepied des choix artistiques du réalisateur, mais il nous propose ici une relecture des images du film avec des mélodies changeantes et versatiles parfois nimbées de mélancolie, parfois d’une angoisse sourde, d’autre fois d’une monotonie menaçante. Il serait malhonnête de ne pas dire que parfois on perçoit quelques réminiscences d’Arvo Pärt, en particulier dans cette pièce vagabonde et fugitive qu’est Alone.
A l’époque de la sortie du film, en 2002, Gus Van Sant disait : Dans Gerry, il y a cette formule un peu nouvelle chez moi de la durée, de l’élongation : combien de temps peut-on tenir un seul plan ? Pour la composition de la musique qui accompagne sa perception personnelle de Gerry, Sylvain Texier joue lui-aussi sur les durées, la métronomie et le silence. Sa musique est ici portée par des motifs qui se répètent au sein d’une même structure. Fonctionnant un peu comme une juxtaposition de textures et de couches, l’ensemble tente paradoxalement l’épure avec une belle pertinence. On pourrait rapprocher ces visions à la fois lyriques et intériorisées de celles du Matt Kidd de Slow Meadow, l’un comme l’autre semblant s’être nourris des arpèges de synthétiseur d’Angelo Badalamenti. Il se dégage de la musique de Sylvain Texier, que ce soit avec Ô Lake ou avec The Last Morning Soundtrack, un romantisme ou une naïveté toute adolescente, une émotion qui n’a pas encore été totalement filtrée par la maturité. Il y a comme une innocence qui vient contraster avec l’image de ces deux hommes qui marchent dans la Vallée de la Mort.
On suit Gerry (Matt Damon) et Gerry (Casey Affleck) en route vers une destination qui ressemble un peu à la mort, unis par une expérience ultime de vie. Lost en conclusion de ce disque est absolument bouleversant avec cette lente, très lente progression à travers la brume d’une existence, ces images d’une vie passée qui remontent à la conscience, cette chaleur oppressante, ce souffle qui se fait toujours plus court, un halètement que l’on croit presqu’entendre dans les silences du piano, dans l’étouffement de la main sur le clavier, dans le pied qui caresse la pédale du piano. Musique perturbée et musique de paroxysme, musique osant le jusqu’au-boutisme d’une émotion, musique vibrante et vivante.
Ce projet autour de Gerry est né d’une proposition du festival rennais Travelling qui a proposé à Sylvain Texier l’exercice de style qu’est le ciné-concert. Après mûre réflexion, le Breton a porté son choix sur ce film de Gus Van Sant. L’histoire est à la fois simple et complexe. Deux hommes, nommés tous deux Gerry, traversent en voiture le désert californien vers une destination qui n’est connue que d’eux seuls. Persuadés d’atteindre bientôt leur but, les deux amis décident de terminer leur périple à pied. Mais Gerry et Gerry ne trouvent pas ce qu’ils sont venus chercher ; ils ne sont même plus capables de retrouver l’emplacement de leur voiture. C’est donc sans eau et sans nourriture qu’ils vont s’enfoncer plus profondément encore dans la brûlante Vallée de la Mort. Leur amitié sera mise à rude épreuve. A sa sortie, le film reçut un bel accueil critique, mais fût quelque peu éclipsé par un film bien plus polémique de Gus Van Sant, Elephant qui revenait sur la fusillade du lycée de Columbine, un film pour lequel l’Américain recevra la Palme d’or en 2003 à Cannes. Gus Van Sant a toujours été un cinéaste dichotomique, un pied dans un Hollywood en mode ligne claire, un autre dans l’expérimentation. Gerry fait clairement partie de cette seconde catégorie, osant la quasi-absence de dialogues et une certaine abstraction.
La musique de Sylvain Texier, quant à elle, vient remettre un peu de concret dans cette rêverie menaçante : elle a cette intelligence de ne jamais vouloir être hermétique ou trop expérimentale. Au contraire, il y a une volonté de simplicité (J’ai failli dire de précision) dans la musicalité et la mélodie. On sent également tout le sérieux auquel s’applique le Rennais dans cet exercice qui n’est jamais pour lui un exercice de style, mais bien plus une nouvelle étape dans son apprentissage d’un artiste qui s’affranchit de ses influences. En effet, cette re-création de Gerry est peut-être l’œuvre la plus personnelle de Sylvain Texier, la plus délestée de toute influence. Tour à tour funèbre ou rêveuse, ensuite orageuse et trompeuse, la ligne que suit Ô Lake est sinueuse et filandreuse.
Comme un fil caché par de la poussière qu’une lumière laisse à peine deviner, comme l’esquisse de la caresse d’une main, comme les traces de pas dans le sable brûlant de la Vallée de la Mort, comme le souffle ultime qui vient se cogner contre le silence, comme le piano qui égrène des notes espacées, toujours plus espacées par la solitude.
Greg Bod