On acceptera toujours qu’un artiste s’éclipse longuement quand il est capable à chacun de ses retours de rebattre les cartes de son jeu et de proposer une œuvre absolument singulière et pourtant toujours dans la continuité des travaux déjà connus. Le mexicain Fernando Corona n’avait pas sorti d’album sous son seul alias de Murcof depuis 2016 et The Alias Sessions dépassent toutes nos attentes, ce n’est rien de moins qu’un chef d’œuvre.
Et si la Musique et les créations qu’elle engendre pouvaient être comparées à d’autres créations dans d’autres disciplines, dans d’autres formes d’expression artistique ? On a déjà évoqué ensemble ce rapport étroit qu’entretiennent les mélodies, la mémoire et les paysages, on a aussi déjà fait ce rapprochement entre le son et l’image, le dessin ou la peinture. Et si la musique trouvait une résonance également dans la littérature, dans la seule expression du mot ? Pour certains musiciens, la chose peut sembler évidente. Que ce soit Robert Smith et son existentialisme, son romantisme, son symbolisme et sa décadence fin de siècle ou Ian Curtis comme un double possible de l’auteur des Chants de Maldoror, la musique entretient un évident rapport avec le mot. On ne remontera pas aussi loin dans le temps que les musiciens classiques qui n’hésitaient pas à adapter les poèmes des grands auteurs de leur temps, les Yeats, les Byron.
Mais là où le mariage se fait sans aucun doute de la manière la plus harmonieuse dans cette rencontre entre le son et le mot, c’est assurément dans les musiques dites instrumentales. Car bien plus que d’apporter un soutien au verbe d’un autre, le son s’inspire d’une esthétique et d’un climat. Depuis 2001, l’année où le mexicain Fernando Corona a activé son projet (pour faire simple) électronique Murcof, c’est un univers étrange qu’il tente d’échafauder dans des structures perturbées, pour ne pas dire hantées. Il y a chez le natif de Tijuana et plus particulièrement dans la dissonance moite de sa musique quelque chose de Lovecraftien, ce quelque chose d’intraduisible que l’on entend dans le mot anglais Muddy, Muddy qui ne veut pas seulement dire boueux mais aussi visqueux, épais et organique. C’est peut-être le terme qui conviendrait le mieux à la musique de Fernando Corona. De Lovecraft, le mexicain n’a pas seulement conservé un goût pour le monstrueux et l’inhumain mais aussi une certaine duplicité, une forme de complaisance à trouver de la beauté dans ce qui touche à la limite.
Ce n’est pas une brise terrestre
Qui fait ployer la forêt de chênes,
Où les branches malsaines s’entrelacent
Et étouffent sous l’étreinte d’un gui démentiel
Ces puissances sont les forces des ténèbres, surgie des tombes des peuples oubliés des Druides.Howard Phillips Lovecraft – L’Horreur De Yule
Comme Lovecraft, Murcof dépasse la seule attirance béatement romantique pour le morbide, il décrit les chairs, le magma organique, la souffrance ultime qui ne se cache plus, la pudeur qui est, depuis longtemps, dépassée. A la manière d’un Ambrose Bierce dans Morts Violentes (1891) qui se délecte de la contemplation de cadavres, Murcof se plaît à décrire l’indicible et le viscéral. Et grâce à cette complaisance du malaise, Fernando Corona n’en rend sa musique électronique que plus humaine. Je me rappelle cet échange avec Peter Silberman de The Antlers qui me disait combien la musique électronique pouvait parfois lui sembler désincarnée, The Alias Sessions est en soi un camouflet à cette affirmation car s’il est une musique qui s’avère vibrante et palpitante, c’est bien celle de Murcof qui, pareille aux bruits internes de notre organisme, devient un Golem liquide constitué de substances, de mucosités et d’humeurs. De cette moiteur, de cette noirceur, de ce jeu avec les limites, se dégage sans paradoxe une forme d’humanisme.
La musique de Murcof est un permanent crissement, un dérapage, une déviance. Celui qui ne prêtera pas suffisamment attention pensera se retrouver au plein milieu d’un raisonnement abstrait, d’un algorithme au but indécis mais celui qui saura se plonger au cœur de ces presque 80 minutes d’errances comprendra au bout du compte que depuis le début, comme un joueur d’échecs averti, Fernando Corona avait prévu chaque déplacement, avait anticipé toutes les ruptures et toutes les ouvertures, qu’il avait prédit chaque chausse-trappe. Comme un Baudelaire qui malaxait la boue pour en faire de l’or, Murcof étire et triture les entrailles pour en extirper une douleur universelle et comme toute chose qui prend une dimension d’universalité, la musique du mexicain n’en est que plus belle car elle est éprouvante. Plus elle est difficile et plus elle nous attache à elle.
Il sera plus que mal aisé de poser une étiquette sur les matières dont est faîte la musique de Fernando Corona. On y entend tout autant ces sonorités (en particulier dans les rythmiques savantes) des musiques primitives que des éléments provenant de la Noise voire du Black Metal, s’approchant parfois du Dark Ambient, les structures de The Alias Sessions s’autorisent des temps de respiration, des parenthèses ici bruitistes, là apaisées mais jamais la musique de Murcof ne se départit d’un souffle vital. Il peut être celui du nouveau né qui, dans un premier cri, découvre toute la souffrance métaphysique. Il peut être la respiration haletante de l’orgasme ou l’asphyxie de celui qui s’apprête à partir.
Comme son voisin continental Amon Tobin, Fernando Corona se plaît à déstructurer et à refuser la linéarité. Comme Amon Tobin, il construit une autre forme de narration plus propice à une sensualité étrange. C’est un peu comme si Murcof cherchait à traduire le petit frisson qui se déploie en effroi, l’effroi qui devient peur viscérale. Contrairement à ce que certains pourraient croire, la musique de Murcof n’est en rien cérébrale, il n’est jamais question de cerveau ou de raison dans ces pièces décharnées, ce que capte le mexicain, c’est cette menace qui nous entoure à chaque instant, dans chaque moment de nos vies, les anodins comme les heureux, les tristes comme les plus banals. Fernando Corona ne dit rien, ne raconte rien, il ne fait que poser les choses là pour celui qui passera, pour celui qui s’attardera. Fernando Corona fait une musique qui n’appartient pas à notre temps, ni le présent ni le passé et encore moins le futur. Sa musique est en soi une sphère étrange, un aéronef qui navigue à vue à la lumière des étoiles éteintes.
Fernando Corona ne s’inscrit nullement dans la linéarité de notre temps mais il s’incruste bel et bien dans notre conscience avec ce chef d’œuvre qu’est The Alias Sessions.
Greg Bod
Murcof – The Alias Sessions
Label : The Leaf Label / kuroneko
Sortie le 21 mai 2021