Avec Vulture Prince, son second album, la pakistanaise Arooj Aftab s’affranchit des étiquettes World en particulier pour inventer une musique hybride empruntant aussi bien à un Folk apatride qu’un Dub ou un Jazz européen. On s’attachera ici à comprendre le pourquoi de ce métissage forcené qui fait de la jeune femme comme une forme de continuité de ce que pouvait proposer en d’autres temps Joni Mitchell. Un disque brillant et émouvant.
Je ne sais plus quel philosophe, quel auteur ou quel penseur disait avec une véritable pertinence que le salut en terme de démocratie dans les pays de culture musulmane viendrait des femmes, les victimes directes d’une forme de repli sur soi, de rejet de l’autre, de la créature tentatrice, de la qualité Sheitan qui se dégage du corps dénudé. De tout temps, les mouvements autoritaires et totalitaires, qu’ils soient religieux ou non, se sont emparés du corps des femmes pour en faire des corps prisonniers, des corps vertueux. Que ce soient le régime nazi qui inventait le Lebensborn et ces femmes triées sur le volet qui devaient mettre au monde l’élite du Reich de mille ans, la France de Pétain et sa fête des mères comme une continuation de la philosophie Travail Famille et Patrie, la femme était la possible corruptrice d’un monde imaginé par des hommes, il fallait donc la cloisonner et ne pas la laisser gagner du terrain.
Pourtant ce philosophe dont j’ai oublié le nom avait tellement raison quand il disait que la liberté viendrait des femmes et pas seulement parce qu’elles portent au cœur de leur ventre, dans le creux de leur utérus la promesse d’un avenir et d’une génération nouvelle plus éclairée. Non, cette certitude trouve ses origines ailleurs, sans doute dans cette capacité que peut avoir l’identité féminine à naturellement poétiser le monde.
Quand on parle du Pakistan, par-delà les images d’Epinal et cet orientalisme de pacotille, on a souvent à l’esprit des illustrations qui n’inspirent pas de prime abord l’espoir, l’impression d’un pays cerné par de nombreuses problématiques, celle du totalitarisme, de l’intégrisme religieux, du terrorisme. De tout cela, la jeune femme qui nous accueille au sein de ce disque magnifique, Vulture Prince, semble n’avoir que faire. Arooj Aftab, native de Lahore, vit désormais aux Etats-Unis et plutôt que de se laisser parasiter par un possible trouble identitaire, la musicienne a décidé d’en faire un plus, un double d’elle-même. Mêlant aussi bien dans un même mariage harmonieux pensées héritées de la philosophie Soufi à des ingrédients issus de la musique européenne, la pakistanaise fait un pied de nez à l’étiquette World Music que l’on s’apprêtait à lui coller.
La musicienne fonctionne aussi bien dans son processus de composition dans une savante juxtaposition de couches et de mélodies toujours plus sophistiquées que dans un minimalisme soyeux. On pensera parfois au Terry Riley de Persian Surgery Dervishes (1972) et rien de surprenant à cela quand on apprend qu’Arooj Aftab est accompagnée aussi bien sur le disque que sur scène par Gyan Riley (fils de ) à la guitare. Bien sûr, il se dégage de ces sept pièces magnifiques se déployant dans la durée un mysticisme et une spiritualité qui dépasse les frontières linguistiques et les seuls mots. On pourrait assurément associer les travaux d’Arooj Aftab de ceux de Joni Mitchell, de Karen Dalton, de Karen Peris ou de Nathalie Merchant pour cette volonté à poétiser ce qui nous entoure.
Jusque dans ce titre donné au disque, ce Vulture Prince tout d’abord énigmatique mais qui s’éclaire au fur et à mesure que l’on entre dans les chansons de la dame. Ce qui a nourri cet album et qui hante chacune des chansons c’est la perte et le deuil impossible de son plus jeune frère, Maher. Ce Vulture Prince fait référence à cet autel funéraire Parsi où les défunts bien-aimés sont laissés pour être consommés par les vautours, retournant ainsi au cycle de la vie. C’est ce recyclage permanent de la vie que voulait illustrer Arooj Aftab, peut-être fallait-il y voir pour elle aussi une manière de s’autoriser de revenir vers la vie elle-même ? C’est sûrement pour cela qu’il se dégage de ce disque aux questionnements que l’on sent existentiels un souffle vital, une forme de lumière première.
Un peu à l’image de la soudanaise Alsarah qui, elle aussi, a du migrer vers les Etats-Unis et qui au sein de son groupe les Nubatones tente avec réussite un crossover entre des traditions de prime abord incompatibles, Arooj Aftab qui vit désormais dans ce vivier qu’est Brooklyn, assume un geste ambivalent puisant tout autant dans la modernité que dans le patrimoine. En résulte une matière enthousiasmante et exaltante, riche et ambiguë. On entendra ici une démarche finalement pas si éloignée de celle de Piers Faccini, quelque chose qui consisterait à s’approprier un répertoire ancien pour en faire la base d’une musique nouvelle et forcément intemporelle. De là à penser que c’est du métissage que naîtra la musique nouvelle, il n’y a qu’un pas que l’on s’empresse de franchir et allègrement encore.
L’instrumentarium est riche sur ce disque, on y croise aussi bien une harpe, un violoncelle, un violon limpide et la voix sublime d’Arooj Aftab capable de toutes les merveilles dans les graves comme dans les aigus. Sa voix occupe tout le terrain, sachant se faire ici rageuse, là elliptique, ici discrète, là incarnée. Il en est de même des mélodies qui ne laissent pas de répit à notre imagination nous happant pour un temps dans un Folk pas si éloigné de celui des glorieux aînés, Nick Drake en tête mais les humeurs de la jeune femme sont versatiles sans doute proportionnelles aux capacités d’instrumentiste d’Arooj Aftab. On pourrait se croire pour un temps sur des chemins de haute-montagne à mi-chemin entre Pakistan et Afghanistan pour ensuite être plongé dans une abstraction inspirée du Jazz. Vulture Prince est un disque généreux qui assume chacun de ses choix et qui refuse tous les pièges de la couleur locale ou d’un exotisme vaguement Goa. On ne comprend pas ce que nous chuchote dans le creux de l’oreille la pakistanaise mais on n’a pas vraiment besoin ni envie de le comprendre car la dame va au-delà des mots un peu comme des amoureux qui se découvrent dans l’obscurité aveugle d’une chambre.
Vulture Prince n’est pas seulement un disque, c’est une invitation, c’est un voyage, c’est une aventure et de cette aventure naîtra un monde meilleur, de ce monde meilleur naîtra une femme qui sera la mère de toutes les mères, elle aura peut-être les traits d’Arooj Aftab, peut-être pas mais elle aura les couleurs d’un espoir.
Greg Bod
Arooj Aftab – Vulture Prince
Label : New Amsterdam
Sortie le 23 avril 2021