Le second tome du colossal projet de Philippe Pallin et Denis Zorgniotti, Une Histoire du Cinéma Français, s’attache aux passionnantes années 40, et il n’y a pas de meilleure occasion pour ceux qui auraient manqué le tome précédent, de découvrir le travail passionné et passionnant de ces grands cinéphiles.
En France, on a eu longtemps l’habitude de dire que les cinéphiles se divisaient en deux clans, qui manifestaient joyeusement une indéniable hostilité les uns envers les autres : pour résumer, il y avait ceux pour qui le plus grand film de l’histoire du cinéma français est les Enfants du Paradis de Carné et Prévert, et ceux qui portent aux nues la Règle du Jeu de Jean Renoir. Deux visions totalement inconciliables, qui, même si ce genre de débat passionné n’est plus de mode, définit assez bien la limite entre ceux qui aiment HG Clouzot et ceux qui aiment Godard, par exemple. A priori, on va prendre le risque d’affirmer, sans les connaître suffisamment (surtout que l’on n’a malheureusement pas encore lu le premier tome de leur formidable Une Histoire du Cinéma Français qui devait traiter du film de Renoir), Philippe Pallin et Denis Zorgniotti sont plutôt du côté Carné. Ce qui n’est pas un problème, surtout quand ça nous permet de lire un aussi beau texte que celui qu’ils ont écrit ici sur les Enfants du Paradis : « Ils iront tous au paradis, acteurs et spectateurs mêlés, quand rêve et réalité deviennent impossible à démêler. Les spectateurs, pris dans le film, captivés, et d’abord ceux du paradis, acteurs au bout du compte, et nous parmi eux. Nous irons tous au paradis. »
A quelqu’un qui disait, l’autre jour, que la dernière chose dont le monde a besoin aujourd’hui, c’est d’une autre encyclopédie du Cinéma, français qui plus est, il nous fut facile de lui montrer combien il avait tort : car la grande idée de Pallin et Zorgniotti, c’est d’avoir compris que le lecteur moderne, surtout si sa cinéphilie est encore jeune, n’en a que faire des querelles de clocher des critiques vieillissants ou des théories pointues sur un 7ème Art que la toute puissance états-unienne a réduit depuis plusieurs décennies à un aimable produit de divertissement. Le Cinéma, de nos jours, c’est un objet de consommation et de plaisir avant tout : dans un livre sur le Cinéma, il convient d’éveiller l’intérêt pour un passé qui tend à disparaître de plus en plus vite, de donner autant envie aux lecteurs d’aujourd’hui de découvrir Quai des Orfèvres que le nouveau Nolan. Le Cinéma n’est plus une affaire d’universitaires, mais de gens passionnés : et c’est cette passion qui permettra le passage du flambeau aux jeunes générations, et du coup, la transmission du savoir. Et ça tombe bien, parce que ce Une Histoire du Cinéma Français est clairement un livre de passionnés, qui nous transmettent ici avec générosité leur amour infini pour ces films, et pour les gens qui les ont faits, réalisateurs, acteurs, producteurs.
Ce qui ne veut pas dire que cette nouvelle encyclopédie ne soit pas ambitieuse : non, c’est juste qu’elle livre le combat le plus pertinent de nos jours, celui de rendre à la fois accessible et attrayant un cinéma passé, sans jamais pour autant le vulgariser. Et là où Pallin et Zorgniotti font œuvre de pédagogie – donc de pertinence par rapport à leurs lecteurs – c’est dans la forme choisie. L’ouvrage est classé par ordre chronologique, avec pour chaque année une structure identique : une description du contexte historique, politique, économique, social – et dieu sait que c’est essentiel ici puisque l’on parle d’une décennie qui a vu successivement l’occupation de la France, sa libération et le début de sa reconstruction -, un « film de l’année », des « gros plans » de film analysés en détail, des « coups de cœur » (donc des chef d’œuvre moins « officiel », des films moins connus), des « arrêts sur image / en accéléré » qui passent rapidement en revue d’autres œuvres notables de l’année, un coup de projecteur sur un réalisateur, un autre sur un acteur, et finalement un dossier spécifique à cette année.
Il ne s’agit donc pas ici d’être exhaustifs, mais d’ouvrir les bonnes portes. De fertiliser le sol d’une cinéphilie contemporaine qui se réduit souvent aux trois ou quatre dernières décennies, de semer les graines de la curiosité ? Il s’agit, répétons-le, de passion et d’intelligence. Il convient certes d’attendre les prochains volumes – les auteurs ont prévu de boucler la totalité du vingtième siècle – avant de pouvoir saisir pleinement l’ampleur de ce travail. Mais pour le moment, on peut déjà reconnaître qu’ouvrir ce deuxième tome de Une Histoire du Cinéma Français, c’est prendre le risque de ne plus pouvoir le reposer !
Eric Debarnot