C’est un surprenant retour en forme que nous offre le nouvel album de Garbage, crânement intitulé « No Gods no Masters » : une raison de plus de nous réjouir en cette période d’un « retour à la normale (?) » qui ne doit pas nous éviter de poser les bonnes questions quant à l’état de notre monde.
On n’a jamais personnellement donné cher de la peau de Garbage, une sorte de concept compliqué et assez artificiel imaginé par Butch Vig, le producteur inspiré des années 90 qui avait vu la possibilité d’imposer un punk-rock électronique aux kids, en jouant sur la sensualité un tantinet vénéneuse de la chanteuse Shirley Manson. Le succès commercial de Garbage a pu parfois paraître disproportionné par rapport à une proposition somme toute plus conventionnelle qu’il ne paraissait de prime abord, et le groupe sombra progressivement, sinon dans l’oubli, mais au moins dans une certaine « insignifiance » : des albums agréables, parfois même partiellement excitants, mais qu’on avait du mal à mémoriser, ou tout au moins à trouver attachants.
Cinq ans de silence ont désormais été rompus avec cet album composé et interprété en grande partie « à distance », pendant les périodes de confinement de la dernière année et demie, et c’est vraiment une bonne nouvelle : moins compliqué, moins tourmenté que les précédents disques du groupe, No Gods no Masters arbore la fierté de son titre belliqueux à tendance anarchiste, à une époque où toute déclaration d’intention un peu bruyante est normalement accueillie avec une volée de bois vert.
A priori, No Gods No Masters ne marque pas de virage particulier par rapport au son électro-punk de Garbage, un son désormais joliment daté années 80-90 : l’actualité du groupe est plutôt à chercher du côté « commentaire social », logiquement provoqué par la confusion politique de la pandémie, un sujet en or pour un groupe qui n’a pas peur de la provocation. « The men who rule the world / Have made a fucking mess / The history of power / The worship of success / The king is in the counting house / He’s chairman of the board / The women who crowd the courtrooms / All accused of being whores » (Les hommes qui gouvernent le monde / Ont fait un putain de gâchis / L’histoire du pouvoir / Le culte du succès / Le roi est dans le bureau des comptables / Il est président du conseil d’administration / Les femmes qui encombrent les salles d’audience / Toutes accusées d’être des putes) sont les premiers mots de l’album, et indiquent clairement que, ici, on va appeler un chat un chat ! Plus loin, dans Waiting for God, Shirley Manson chante : « We’re keeping our fingers crossed / Smiling at fireworks that light all our skies up / While black boys get shot in the back / Were they caught riding their bike? / Or guilty of walking alone? / I can’t seem to make sense of all of this madness » (On croise les doigts / On sourit aux feux d’artifice qui illuminent le ciel / Pendant que des garçons noirs se font tirer dans le dos / Ont-ils été surpris en train de faire du vélo ? / Etaient-ils coupables de marcher seuls ? / Je n’arrive pas à comprendre toute cette folie), confirmant que la frustration et la combativité politique sont les moteurs principaux de No Gods No Masters… Ce qui ne veut pas dire, néanmoins, que l’introspection volontiers dramatique d’autrefois ait disparu, comme en témoignent des titres comme The Creeps ou Uncomfortably Me… Sur Wolves, on pet même lire entre les lignes une sorte de semi-aveux quant aux provocations des débuts de Shirley : « We were sad and we loved attention / We were scared and we loved attention / Our kind of God is a Crazy Kind of God (Nous étions tristes et nous aimions attirer l’attention / Nous avions peur et nous aimions attirer l’attention / Notre genre de Dieu est un Dieu fou…)
L’intelligence de ce septième album est de conjuguer habilement sa virulence thématique avec une vraie clarté pop, qui fait la différence avec bon nombre de ceux qui l’ont précédé. Comme souvent, l’équilibre du disque repose sur le vieux principe d’alternance entre des chansons plus speed, plus construites sur l’excitation, et d’autres plus sombres, plus profondes aussi (comme le majestueux Waiting for God). A Woman Destroyed, avec son final lyrique, presque cinématographique et très efficace, est également un morceau complexe qui montre que Garbage sait désormais explorer des musiques plus riches que la “simple” pop song électrique / électronique.
This City Will Kill You offre un final ample et presque romantique qui place clairement No Gods No Masters parmi les meilleures choses que Garbage nous ait offertes depuis leurs débuts. Plus direct, moins tourmenté, moins théâtral sans doute, voilà un disque qui s’avère plus dans l’esprit de l’extrême vitalité des années 70 que dans la confusion des années 90.
Et c’est une très bonne nouvelle !
PS : certaines versions de No Gods No Masters proposent un second disque en bonus, qui est une compilation de 8 titres rares mais déjà publiés, incluant des collaborations avec des gens aussi intéressants que Brody Dalle ou John Doe & Exene de X. S’ouvrant sur le single lyrique No Horses en forme de « slowburn », il offre en outre des covers assez excitantes, comme une version de l’immense Starman de Bowie (dont le grand intérêt est de raccrocher la démarche du « Garbage 2021 » à un héritage Ziggy Stardust qui n’a jamais cessé d’être pertinent) ou une reprise puissante de Because the Night, l’incontournable hymne de Patti Smith / Bruce Springsteen. Mais c’est sans doute Destroying Angels, enrichi par le chant « americana-traditionnel » du couple de X, tout simplement magnifique, qui marque le plus, parce qu’il s’agit l’une des chansons ici qui s’éloigne le plus franchement de la formule Garbage.
Eric Debarnot