Non, le destin des enfants placés en famille d’accueil n’est pas systématiquement une horreur. Oui, il existe des gens qui n’ont à l’esprit que le bonheur des enfants, mais il y a aussi, comme la Soledad de Déracinée, des enfants qui luttent pour accepter un amour de parents « non naturels » : des questions passionnantes que soulève le livre de Tiffanie Vande Ghinste.
Famille d’accueil ? Un mot qui résonne de manière négative, presque sinistre, dans la tête de la plupart d’entre nous. Car on se représente tout de suite ls tourments d’orphelins ou d’enfants retirés en hurlant à leurs « vrais parents » que la société juge inaptes, incapables de les élever ; et le nouvel enfer qui suit, inévitablement, lorsque l’enfant est forcé de vivre au sein d’une famille qui ne l’aime pas, et l’utilise largement comme source de revenus. Un panorama quasi-dickensien, auquel est venu s’ajouter depuis quelques décennies l’horreur de récits d’abus en tous genres.
De ce point de vue, le récit largement autobiographique de Tiffanie Vande Ghinste est une alternative salutaire, voire vitale à l’accumulation de tels clichés. Car ce que nous offre Déracinée, c’est une représentation, à l’inverse, d’un véritable paradis bucolique, supporté par un graphisme simple mais inspiré, et par des couleurs primaires souvent chatoyantes, au sein duquel les enfants accueillis trouveront, du moins il est facile de l’imaginer, une place où ils pourront naturellement s’épanouir. La famille d’accueil est représentée ici comme une sorte de cocon idéal où enfants naturels du couple côtoient les enfants « accueillis », et peu à peu les considèrent comme leurs frères et sœurs.
Mais la vraie surprise du livre, qui n’en sera sans doute pas une pour les lecteurs ayant une bonne connaissance de la psychologie enfantine, c’est combien cette démarche positive, généreuse, de la famille d’accueil et combien la convivialité d’un environnement campagnard où les enfants peuvent vivre en contact avec la Nature (étonnante séance de « cinéma » où l’écran est remplacé par le spectacle offert par l’envol des chauves-souris alors que la nuit tombe…) ne suffisent pas à garantir le bonheur de l’enfant. Déracinée se penche sur les tourments d’une enfant délaissée par sa mère et par là-même incapable d’accepter l’Amour que peut, que veut lui donner sa famille d’accueil.
Cette difficulté, cette impossibilité même de recevoir de l’Amour, et les conséquences des conflits qui en découlent – au-delà de l’inévitable (car réaliste) description des aspects les plus inhumains du « système social » – s’avère le sujet profond de Déracinée. Et le plus passionnant du livre, qui semble d’abord s’appesantir un peu trop longtemps sur les aspects idylliques du cadre de vie familial, réside dans la description de cette confusion, de cette douleur qui peu à peu contamine tous les membres de la famille, et non seulement Soledad, l’enfant déracinée.
Il se peut même que le meilleur ici soit dans la conclusion, suspendue, et pourtant riche d’implications, et source de réflexions profondes : comme dans la vraie vie, derrière la Beauté des images et derrière les bonnes intentions qui abondent, il y a cette inévitable complexité des sentiments humains. Et l’impression de gâchis, d’insécurité, d’irrésolution, aussi douloureuse qu’elle soit, est également pondérée par la chaleureuse impression qu’au fond, l’amour prévaudra. On ne sait pas quand, on ne sait pas comment, mais à la fin, tout ira bien pour Soledad et pour sa famille d’accueil.
Eric Debarnot