Just Philippot nous offre avec La nuée un premier film singulier partagé entre drame rural et dérèglements fantastiques à la Cronenberg, porté par une Suliane Brahim impressionnante.
Tout va mal dans la vie d’agricultrice de Virginie. Au bord du gouffre. Son mari n’est plus là, son fils et sa fille pâtissent d’une situation familiale et financière difficile, et son élevage de brebis a périclité. Élevage qu’elle a, pour sauver sa ferme de la faillite, recyclé en exploitation de sauterelles comestibles dont la rentabilité, là aussi, se révèle trop faible. Jusqu’au jour où, prête à tout abandonner, Brigitte découvre que ses sauterelles se reproduisent plus vite lorsqu’elles consomment du sang, augmentant, de fait, rendement et profits. C’est à partir de cette bascule narrative que le film, qui alors pouvait se voir comme un presque documentaire sur la dureté du monde paysan et agricole, va opérer une mutation, s’engager vers une tonalité plus étrange et plus fantastique.
À l’instar des oiseaux dans le film d’Alfred Hitchcock, des fourmis dans Phase IV ou du requin dans Les dents de la mer, les sauterelles dans La nuée jouent un rôle révélateur de nos comportements, ont une portée métaphorique sur notre condition. Les interprétations sont à coup sûr multiples, et chacun pourra y trouver la signification qu’il veut : deuil impossible ou prophétie écologique, dérèglements économiques mondiaux ou implosion de la cellule familiale, relecture biblique pourquoi pas. Mais, de l’aveu même de Jérôme Genevray et Franck Victor, les scénaristes du film, les sauterelles sont avant tout « une allégorie de l’addiction au travail », allégorie qui prendra sa forme la plus évidente dans cette image de Virginie marquée dans sa chair par un abandon à une démesure industrielle (c’est « se tuer à la tâche », littéralement), son don de soi à d’insatiables orthoptères devenus, soudain, carnivores.
L’horreur, comme chez Cronenberg, est d’abord intérieure, puisant sa source dans les altérations du corps (et sa propre monstruosité) qu’un élément extérieur, qu’on nommera parasites, mouche, accidents de voitures ou, comme ici, sauterelles, vient exacerber (peau mutilée, fatigue, anémie…), voire modifier. Pour autant, cette dimension fantastique n’est pas la plus importante dans La nuée, et Just Philippot de s’engager dans une voie ancrée davantage dans le réel, le genre « drame rural » qui rappellera les récents Petit paysan, Au nom de la terre ou La terre des hommes, observant ainsi l’évolution psychologique, et évidemment physique, de Virginie (Suliane Brahim, impressionnante) dans sa lutte pour résister, pour subvenir et tenter de reconstruire une relation viable avec ses enfants, en particulier sa fille, adolescente à vif.
C’est d’ailleurs ce que suggèrera le plan final, certes assez maladroitement après un climax confus en termes de montage et de narration, et surtout frustrant en termes de tension, en replaçant l’humain, mère et fille enlacées, au cœur du film (et de la vie). Entre-temps, et entre discordes domestiques et idylle contrariée avec le viticulteur du coin, ce sont bien les sauterelles qui accaparent les esprits et les espaces, imposant leur présence, et jusqu’à saturer la bande-son de stridulations et de vrombissements inquiétants, au-delà de la raison, comme le rappel d’une nature déréglée par la seule main de l’Homme, perdu dans sa logique obsessionnelle d’enrichissement.
Michaël Pigé