L’un des livres les plus saisissants, mais aussi les plus importants écrits à date sur l’ubérisation de notre société s’appelle Tous complices ! et Benoît Marchisio nous y fait partager le quotidien de ses coursiers qui nous nourrissent désormais. Et de la révolte qui pourrait bien éclater.
Depuis des mois, et de manière encore plus accentuée depuis le premier confinement, nous avons TOUS pris l’habitude de satisfaire une petite faim, assortie d’une grosse flemme devant nos fourneaux de moins en moins utilisés, en commandant la livraison d’un repas sur l’une des nombreuses « applis » sur notre smartphone. Qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige, nous attendons que notre commande nous soit livrée dans les délais promis, qui sont logiquement très courts puisque nous voulons TOUJOURS TOUT et TOUT DE SUITE. Et c’est à peine si nous prenons le temps de remercier le livreur anonyme à la porte, de lui glisser une « petite pièce », tant nous sommes pressés de retourner à notre série Netflix en nous goinfrant de burgers, de pizzas ou de sushis. Et nous ne voulons certainement pas penser à la vie de ce type, ou souvent de ce gamin, qui sillonne la ville sur son scooter ou sur son vélo, faisant un métier – car c’en est un – qui n’a rien à voir avec ce qu’on appelait encore un métier il y a moins d’une décennie.
La naissance de ce nouveau lumpen-prolétariat, caché sous le terme flatteur de micro-entreprises, est en train de changer en profondeur notre société : le monstre du capitalisme est le même, dissimulé derrière un nouveau discours (celui de l’individualisme, de l’indépendance, de la réussite financière personnelle) lénifiant, voire motivant pour les plus jeunes d’entre nous, qui n’ont jamais connu l’époque de « la lutte des classes » et des grands affrontements entre patronat et salariés. Les victimes de ce combat qui a été effacé de nos mémoires sont toujours les mêmes : Ken Loach a déjà fait un très beau film, Sorry We Missed You, sur ce même sujet, sans que « l’ubérisation » de notre monde n’ait connu la moindre remise en question.
Ce qui est très fort avec Tous complices !, le roman de Benoît Marchisio, c’est que, comme Ken Loach, il nous fait d’abord rentrer dans la peau de ces nouveaux forçats, il nous révèle l’enfer de leurs vies réglées par une « Appli » inhumaine, un enfer où la réussite financière reste une illusion, mais où l’effacement progressif de toutes les structures sociales est la principale « récompense ». Solitaire, souvent en opposition, voire en guerre ouverte avec ceux qui font le même métier que lui, et qu’il voit avant tout comme des concurrents, le livreur se voit privé peu à peu de tout ce qui pourrait lui offrir une sortie par rapport à ce mode de vie qui s’apparente, tout du moins tel que Tous complices ! le décrit, à celui d’un hamster courant à perdre haleine à l’intérieur d’une roue…
Inévitablement, lorsque la vie du livreur deviendra insupportable, c’est la violence qui s’invitera : d’abord la violence contre ceux qu’il perçoit comme ses concurrents – il y a dans le livre un chapitre saisissant sur la guerre à Paris entre coursiers motorisés et coursiers à vélo ! -, puis, et c’est là le versant « politique fiction » du livre, la violence contre ceux qu’il perçoit comme COMPLICES, car RESPONSABLES de son asservissement, les restaurateurs et les clients. C’est-à-dire NOUS.
Le tout sera, sans surprise, exploité et exacerbé par les politiciens en quête de votes et par certains médias sans scrupules qui voient dans cette violence le moyen de faire plus d’audimat, en jouant le jeu bien connu de la peur. La machine infernale est en marche, et s’emballe, jusqu’à un final brutal, une conclusion à l’intelligence radicale.
Tous complices ! est un livre politique important, qui rappelle la nécessité vitale de l’union, du mouvement collectif pour éviter que la société tout entière ne sombre dans ses pires penchants. Mais un livre qui souligne aussi que l’horreur capitaliste se sort très bien de toutes ces « révolutions », qui ne remettent finalement jamais son existence en question.
Tous complices ! est un roman qui ne semble jamais en être un, un livre qui se dévore comme un polar haletant, avec un grand nombre de personnages « vrais », auxquels on s’identifie facilement, et un sentiment d’inéluctabilité qui en fait une véritable tragédie. Mais une tragédie dont nous sommes tous ACTEURS.
Eric Debarnot