Le label de Nancy Ici D’Ailleurs frappe encore un grand coup avec cette nouvelle signature à sa collection Mind Travels : on découvre ici le compositeur polonais Tomasz Zroczynski dans une suite ambitieuse qui évoque aussi bien Henryk Gorecki que les structures brumeuses et électro-acoustiques de Michal Jacaszek.
Dans un entretien que m’avait accordé il y a quelques années Brendan Perry de Dead Can Dance, le Britannique proposait un constat lucide, et plutôt pessimiste, sur notre société occidentale. Dans cet échange, l’auteur d’Aion (1990) pensait que notre société moderne ne se donnait plus le temps d’écoute et de concentration possible pour de longues plages instrumentales, que l’homme d’ici ne savait plus se laisser aller à une dilatation du temps permises par des structures musicales ambitieuses.
Pourtant, en parallèle de cette impression, on remarque un engouement accru d’une scène néo-classique parfois passionnante, parfois n’évitant pas les pièges de la facilité et de la prévisibilité. On pourra ajouter que le label historique Deutsche Grammophon retrouve une seconde jeunesse avec sa collection Reworks, grâce à un nouveau public venu ici à travers sa connaissance de la musique électronique, passerelle possible entre les genres. On pourrait citer Floating Points ou encore Arandel qui tentent de dissoudre un peu de leur temps dans des constructions savantes qui doivent autant à Bartok qu’à Aphex Twin.
Avec cette Symphony N°2 / Highlander de Tomasz Sroczynski, on est dans le vocabulaire le plus direct de la musique contemporaine sauf que le Polonais, dont on découvre ici le travail, semble n’avoir que faire de la dissonance, de la dodécaphonie et de la musique sérielle très en vogue dans la jeune génération de musiciens néo-classiques qui émerge. Tomasz Sroczynski s’inscrit très clairement dans une école, celle du Henryk Gorecki de la Symphonie N°3 dite des chants plaintifs (1976). Le polonais compose une musique tout à la fois lyrique et rêche, terrestre et céleste. Il s’inspire aussi bien des obsessions d’un folklore Griegien que des danses sans âge d’un Bela Bartok. Il y a quelque chose d’éminemment polonais dans la musique de la nouvelle signature de la collection absolument indispensable collection Mind Travels du label Ici D’Ailleurs. Il y a une sécheresse, une âpreté qui ne refuse jamais une part de romantisme. Portés par des cordes sublimes, on jurerait entendre les complaintes d’une trompette extraite d’un concerto de Franz Danzi ou d’Alan Hovhaness. Tout en mouvements, la musique du Polonais est souvent bouleversante, comme ce second mouvement qui doit tant à son compatriote Henryk Gorecki. Les violons sont ici déliés, et on est surpris par l’immense maturité d’un compositeur qui n’en est pourtant qu’à son second album, après une Symphony N°1 en 2017. Jusqu’au bout, Tomasz Sroczynski nous maintient au centre de son dispositif manipulant ici notre émotion, là notre intelligence, vampirisant notre chair.
En terme d’exigence d’écriture et d’inventivité, on ne trouvera guère que l’Américain Thomas Bartlett ou son complice Nico Muhly pour atteindre de tels sommets en s’appuyant sur des références et en s’en affranchissant. On pourrait ranger cette Symphony N°2/Highlander aux côtés du Shelter (2020) de Bartlett, soit haut, très haut, loin au-dessus de la mêlée de la scène néo-classique. Car chez Tomasz Sroczinski, on ne trouvera aucun consensus mou, aucune incartade dans la facilité. Il fait mentir Brendan Perry dans ses propos en ranimant en nous cette capacité d’abandon à la seule musique. Vous ne trouverez pas chez le Polonais une énième relecture paresseuse de partitions paraphrasées de Philip Glass ou d’Arvo Pärt. Pourtant, du premier, il conserve un choix du minimalisme et des motifs répétés, du second une forme de mysticisme et de jeu avec le silence. Avec lui, on s’égare dans les pages d’une nouvelle de Stefan Zweig, on se perd dans une confusion des sentiments.
Il y a aussi un drame impalpable dans la musique de Tomasz Sroczynski, une souffrance et une douleur que l’on perçoit dans le cri des violons, une volonté d’apaisement que l’on devine dans l’arrière-décor. Car assurément la musique de Tomasz Sroczynski est habitée, pour ne pas dire hantée.
Lui qui citait Le Livre Tibétain Des Morts à l’occasion de la sortie de sa Symphonie N°1 « Tout adulte sait que nombre de nos expériences peuvent être comparées à la mort au cours de la vie et que nous mourons plusieurs fois. Les fantômes, comme issus de cauchemars ou de rêves béats, qui nous apparaissent après la mort, les couleurs, les lumières sont des produits de notre propre esprit et de son énergie secrète ; plus précisément, ce sont des émanations, des projections d’angoisses, de peurs, d’inclinations, de passions, de luttes, de complexes, de désirs et de névroses, en un mot, tout ce qui constitue le contenu des différentes couches de notre subconscient, y compris les plus profondes. »
C’est peut-être pour cela qu’il y a quelque chose d’aussi exaltant dans la musique du polonais, d’exaltant mais d’aussi paradoxalement glaçant. Tomasz Sroczynski crée un langage, une traduction probable de nos viscères, de cette trivialité qui traverse notre corps, de cette pulsation qui s’insinue et continue de palpiter malgré nous. Sa musique est comme un muscle lisse qui se charge de nos sensations et de notre émotion, c’est une Madone qui tient son enfant endormi entre ses bras comme des serres.
Tomasz Sroczynski crée un langage de la chair, un échappatoire possible dans l’abandon de soi, dans une redécouverte de quelque chose d »éminemment précieux, l’abandon au seul instant.
Greg Bod