Pour entendre et voir Last Train répéter son habituel miracle scénique, vendredi soir, il fallait braver le mauvais temps et aller à Beauvais au formidable Festival Blues Autour du Zinc, qui se tenait enfin après plusieurs reports. Plaisir garanti !
De temps en temps, il faut sortir du confort et de l’entre-soi de Paris et de la région parisienne, pour aller se frotter à la réalité du Rock en “Province”, souvent beaucoup plus difficile pour les groupes et les artistes, mais mettant en même temps en valeur l’incroyable travail fait localement par des passionnés de musique live. La difficulté persistante d’assister à des concerts de Rock, alors que la vie artistique reprend, très lentement quand même, nous a conduit à privilégier la bonne ville de Beauvais en ce vendredi soir de juin gris et pluvieux. L’Elispace de Beauvais accueille en effet dans sa grande salle (plus de 4000 places en jauge normale, réduite à moins de 1000 avec sièges et espacement entre les groupes de spectateurs) le festival Blues autour du Zinc, avec pour cette première soirée les chouchous de bien des rockers français, les Mulhousiens de Last Train. Le problème est qu’à 19h30, heure programmée pour le début des hostilités, le public reste bien clairsemé, ce qui fait quand même de la peine quand on pense au travail fourni par les organisateurs de ce festival, plusieurs fois repoussé pour cause de pandémie…
19h35 : on n’est pas forcément optimistes au départ quant à NiJinski, le groupe local en première partie. Heureusement on a tort… NiJinski est un trio – guitare, chant, basse, pas de batterie, remplacée par une boîte à rythme – qui attaque d’abord dans un registre de chanson française “à texte”, porté par un bon son assez rude, dont une guitare parfois abrasive. Le chanteur a une vraie présence et une voix grave et abîmée qui en impose. Les morceaux suivants sont plus classiquement rock, voire même pop (sans perdre pour autant leur rudesse…), chantés en anglais. On revient à un beau morceau atmosphérique en français, racontant la grande histoire d’amour de Tennessee Williams (Little Horse ?), avant une seconde partie du set plus blues rock : on oscille disons entre Bashung et Arno, pour situer un peu le genre. Le dernier morceau, assez accrocheur (Facel Vega ?), sur l’accident de voiture qui coûta la vie à Albert Camus, a un texte qui joue de manière ludique avec les titres des œuvres de l’écrivain. 40 minutes plutôt stimulantes, une sorte de proposition très française – avec les références littéraires, donc – mais néanmoins Rock.
20h35 : la salle s’est bien remplie derrière nous, même si on est loin d’afficher complet ce soir, quand Last Train entre en scène sur un thème d’Ennio Morricone qui fait frissonner. Le look du groupe est un peu moins « noir et blanc » que lors de leur mémorable concert du Trianon en novembre 2019, mais leur volonté d’en découdre est inentamée, voire même décuplée par l’attente. Et on imagine bien que le spectacle de ce public assis à distance de la scène doit être frustrant pour ce groupe habitué à être au contact avec ses fans !
« This is the end of everything, A bunch of ashes into the wind » : les paroles de All Alone résonnent encore plus fort dans cette grande salle trop vide, devant un public assis et masqué, qui se contente de dodeliner de la tête sous l’assaut sonique du quatuor. Le son est parfait, même s’il aurait pu être un peu plus fort, le groupe joue compact et méchant, les deux guitares crachent de la lave en fusion, et Jean-Noël me semble chanter mieux que jamais. Nous sommes partis pour une heure de montagnes russes émotionnelles, la grande spécialité de Last Train : montées en puissance, oasis de calme, déchaînements torrentiels, accélérations, coups d’arrêt soudains… Cette musique, pas toujours facile à habiter, à apprivoiser sur disque, prend tout son sens sur scène, à travers la violence des échanges, grâce aux postures des musiciens qui sont comme des combattants, et surtout de par la générosité d’un groupe qui n’arrête pas de DONNER à son public.
Les lumières sont contenues, souvent dans le dos des musiciens qui apparaissent la plupart du temps seulement comme des silhouettes, interprétant une chorégraphie superbe… parfaitement rock’n’roll. On peut qualifier aussi la musique de Last Train de “classic rock”, tant elle repose sur des parties de guitare éblouissantes, mais aussi parce qu’elle ne joue pas le jeu de la mélodie pop, ni celui de la vitesse punk : on est plutôt dans la recherche à travers le son et ses variations de puissance d’une sorte d’EXTASE. Pour prendre le plus de plaisir possible à un concert de Last Train, plutôt que de danser et de frapper dans ses mains, mieux vaut se laisser dériver dans le flux incessant de sensations physiques que font naître les assauts sonores du groupe…
Au bout de trois morceaux, Jean-Noël nous annonce que nous avons l’autorisation de nous lever, pourvu que nous restions à nos places : personne ne se fait prier, tant il est difficile d’absorber physiquement cette musique si on reste assis. L’ambiance monte d’un cran, même s’il nous faut admettre que, sans la folie physique qui règne normalement dans une fosse “en fusion”, un peu de la magie que nous avions goûtée au Trianon sera perdue ce soir.
Mais arrêtons de nous plaindre, et même si Jean-Noël apparaîtra finalement frustré que nous ne nous avancions pas plus vers lui – nous respectons sagement les consignes, nous avons si peur que les concerts de Rock soient à nouveau interdits ! -, quel plaisir de vivre ça à nouveau…
Le rappel sera consacré aux dix minutes du miraculeux The Big Picture, un quasi-blues incantatoire et volcanique, avec son très beau texte sur la difficulté d’aimer : « Sometimes, I wish I could be a decade older / And wave these years goodbye to be with her / So she could turn me into a better man… » et son refrain qu’on chante ou qu’on murmure avec Jean-Noël : « ‘Cause she’s a woman and so much more / Oh she’s a woman ». Morricone revient dans les haut-parleurs, c’est fini. Un peu plus d’une heure quinze de musique exigeante, puissante, régulièrement saisissante, nous a été offerte par l’un des grands groupes de scène français.
Quand est-ce qu’on les revoit ? Et pourquoi ne pas filer à Reims demain pour répéter l’expérience ?
Texte et photos : Eric Debarnot