En 155 pages, l’écrivain uruguayen Roberto Montaña nous offre une fable tendue, magique et merveilleuse, explosive et outrancière mais à la morale glaçante. Son premier roman traduit en français. Une découverte passionnante.
Se retrouver entre potes du lycée, sans s’être jamais revus en 30 ans ? Pour aller passer un week-end dans une maison au bord de la plage ? En restant enfermés dans une voiture pendant plusieurs heures dans un voyage incluant le passage de la frontière entre l’Argentine et l’Uruguay ? Même sur le papier, l’idée est à peine séduisante. Elle devient carrément moche quand tout ce qu’on a à partager ce sont des débris d’une vie misérable, comme c’est le cas des trois personnages de Rien à perdre – Mario, le Nerveux et Wave Gonzalez.
Entre Mario qui vit encore chez une mère possessive et qui le harcèle, le Nerveux dont la femme et la fille sont en train de le quitter et Wave qui apprend que sa femme le trompe, le bilan sentimental est triste. Rien de mieux du côté des projets de vie : Wave a toujours la même ambition que celle qu’il avait à 18 ans et qu’il n’a toujours pas satisfaite ; le Nerveux ne rêve plus que de monter en haut d’un phare et Mario… pas grand-chose de clair. Désespérant, ce qu’ils savent au fond d’eux-mêmes. Mais devoir se l’avouer, dans ces conditions… l’échec de chacun n’est ni relativisé ni magnifié par celui des autres mais enfle dans des proportions dramatiques. Il ne reste que ce constat : le temps a passé, et on n’en n’a pas fait grand-chose. Cela devient encore plus amer quand une jeune auto-stoppeuse enceinte jusqu’aux yeux – elle accouche avant la fin du roman – vient leur jeter sa vitalité au visage. Forcément, cela ne pouvait pas bien se passer. Et cela ne se passe pas bien. Quand on rit, c’est très jaune – l’humour que vante la 4ème de couverture est plus triste que désopilant. Parce qu’on n’a pas envie de rire. La tension se relâche jamais pendant les 155 pages du roman.
Un roman court, donc. Mais Roberto Montaña n’a pas besoin de dizaines de pages pour camper des personnages et faire vivre des situations. Une perruque ou un trait de Khôl, une Ford Taunus et un lecteur K7, un surnom ou un prénom, de la sueur qui coule, des gourdes pour le Maté… des détails suffisent pour donner une image de tout le paysage. C’est un écrivain des nouvelles et de théâtre – que l’on découvre en France avec ce premier roman. Il part fort, va vite et sait maintenir la pression. Et n’hésite jamais à en faire beaucoup. Les situations dans lesquelles il plonge ses personnages sont rocambolesques. Peut-être un peu trop. Voilà des losers qui osent. Tout. Tellement que cela devient n’importe quoi. Un côté Breaking Bad disproportionné. Au risque de l’invraisemblance. Mais cela fait partie de l’histoire – qu’on aime ou pas, c’est difficile de le reprocher au roman ! Car Rien à perdre est avant tout une fable, un conte. Et comme toutes les fables, il contient sa dose d’irréalisme, d’exagération et de merveilleux. C’est précisément ce qui le rend intéressant. C’est ce qui rend la démonstration saisissante et la morale angoissante. Elle tombe comme un couperet clair et évident, froid, glacial après les délires pyrotechniques qui précèdent. À la toute dernière ligne, les personnages comprennent qu’ils avaient fait fausse route – et on comprend ce que Roberto Montaña veut nous dire, qu’il faut faire attention aux fasses routes dans nos vies.
Alain Marciano