La figure tutélaire d’Ingmar Bergman plane logiquement sur tout film qui interroge le couple, mais encore faut-il savoir en faire quelque chose, par exemple en empruntant, comme le fait Mia Hansen-Løve, des chemins de traverse…
Les voies de la création ont le vent en poupe dans la sélection cannoise cette année. Après le stand up et l’opéra dans Annette, le cinéma dans Le genou d’Ahed, le théâtre dans le splendide Drive My Car, la littérature dans Tromperie de Desplechin, Mia Hansen-Løve se penche sur l’écriture du scénario. Dans Bergman Island, un couple s’installe en résidence pour trouver l’inspiration sur Fårö, la fameuse île où le cinéaste suédois avait élu domicile, et sur laquelle il a tourné bon nombre de ses films.
Le film sera donc méta sur plusieurs niveaux : tout d’abord par la question de l’écriture elle-même, qui voit les différentes voies de l’inspiration entre l’homme (Tim Roth) et la femme (Vicky Krieps) qui, après avoir laissé leur fille sur le continent, se consacrent à une autre gestation. Le déséquilibre entre les deux est patent, et semble reproduire l’inégalité des sexes installée depuis des siècles : la facilité pour l’un, égocentré, sollicité et efficace ; pour elle, des voies plus tortueuses et délicates, et un sentiment de délaissement qui laissera des traces.
L’autre point concerne évidemment la figure tutélaire du maitre des lieux, et sur lequel on commence par deviser, Chris révélant par exemple que les films de Bergman lui font du mal, mais qu’elle les aime, une contradiction qu’on peut reporter sur son propre rapport à l’écriture par la suite. Mais Mia Hansen-Løve évite savamment la lourdeur des références en jouant d’une distance assez malicieuse quant à l’idolâtrie cinéphile, notamment à la faveur d’un ‘Bergman Safari’ aussi érudit que gentiment satirique. Progressivement, les voies de traverse prennent le dessus, et l’île gagne en identité par un effacement des traces culturelles (on insiste d’ailleurs sur la présence passée de décors démantelés depuis) au profit d’une présence naturelle. Les paysages s’imposent, et la fugue de Chris appréhende une autre excursion, plus sensitive et improvisée, qui met son mari à l’écart, dans une mondanité dont il ne percera pas vraiment la coquille.
C’est donc du côté de Chris que se poursuivra le parcours créatif, même lorsqu’elle rejoint son mari, puisqu’il s’agit de lui raconter ce qu’elle a déjà réussi à écrire. L’occasion d’un récit encadré qui donne vie à son récit, et matérialise un nouveau couple qui, le temps d’un mariage, se retrouve pour, peut-être, se dire adieu. Les interruptions régulières par retour au récit encadrant (notamment dans le désintérêt ou les coups de fil passés au mari) maintiennent cette distance prise par le regard, que ce soit celui du personnage de la scénariste, ou de la cinéaste elle-même. Mia Hansen-Løve poursuit ce cinéma qu’elle affectionne, et qui se déploie sur une note maintenue, sans grands sommets ou gouffres insondables.
L’enchevêtrement des deux récits est évident, et reproduit cette inégalité entre la femme et l’homme, tout en sondant les souffrances discrètes de celle qui sait encore regarder, sentir et donner du sens. La manière dont ils fusionnent à la fin permet une synthèse de toutes les strates, avec la scénariste devenue réalisatrice, son être de papier désormais incarné par un acteur, et la résidence de Bergman pour les accueillir. Sans la méchanceté noire de ce dernier, mais avec une prise de risque similaire quant à l’ébranlement d’un couple qui reste, comme tous les autres, fragile, les femmes du film encaissent, contemplent, et, dans leur course, délivrent discrètement des clés invisibles.
Sergent Pepper