Et si le nouveau tome des Cahiers d’Esther (qui a maintenant 15 ans) était le meilleur de tous ? Entre l’aspect « méta » du mécanisme mis en place par Riad Sattouf, la complexité amenée par l’adolescence de sa sage héroïne, et le grand méchant Covid, le livre déborde de moments formidables !
Un peu à l’ombre de son colossal Arabe du Futur, l’intarissable Riad Sattouf livre depuis 5 ans avec les Cahiers d’Esther une chronique à la fois légère et pertinente de l’état de la société française à travers les yeux de ses enfants, ou plutôt de cette insaisissable Esther que nous avons vu grandir et dont nous avons partagé les espoirs, les craintes, les victoires et les drames. Avec les 15 ans d’Esther, le mécanisme mis en place par Sattouf est soumis à rude épreuve, tant il est clair que l’adolescence d’Esther va peu à peu « censurer » ses confidences : « J’en parlerai plus tard, peut-être, là j’ai envie de vivre le truc sans que tout le monde soit au courant », nous dit Esther dès la première page de ce nouveau volume de ses « aventures ». L’âge de l’innocence passé, Esther est très consciente des dangers que le « jeu » auquel elle accepte encore de jouer lui fait courir…
… Ce qui nous vaut des effets de flashbacks inédits, quand Esther accepte de revenir en arrière sur un épisode, en général amoureux, qu’elle ne nous a pas raconté alors qu’elle le vivait. Mais aussi de délicieux épisodes totalement « méta » où Esther s’interroge sur sa célébrité paradoxale (beaucoup de gens lisent et adorent les Cahiers d’Esther, personne ne sait qu’elle en est l’héroïne) ou encore où elle souligne le décalage entre la réalité de sa vie et ce que Sattouf dessine… proposant même à Sattouf de la représenter différemment désormais ! Vertige existentiel puissant, qui pourrait bien déboucher sur des choses encore plus troublantes, encore plus fécondes, mais qui confirment aussi la progressive « mise en danger » d’Esther et l’obsolescence programmée du projet.
Pourtant ce nouveau tome est une fois de plus magistral (le meilleur de tous ? la question mérite d’être posée…) sans doute parce que Sattouf est lui-même depuis ses débuts un « expert » des chroniques d’adolescence… Et que, même si Esther est une fille très, très sage, presque modèle, la difficulté croissante de ses relations avec ses parents – autour du maudit téléphone, portable, bien sûr et principalement -, l’importance croissante des relations amoureuses, en elles-mêmes génératrices de stress (deux tentatives dévoilées ici, deux échecs), le choix de « modèles » parmi les artistes à la mode (Timothée Chalamet et Léna Situations ont droit cette fois à leur pleine page d’idole) fournissent leur lot de gags et de moments touchants. Rien de surprenant là-dedans, on connaît bien le talent de Sattouf quand il s’agit de nous conter ces choses-là sans second degré, sans aucune ironie, et avec une justesse impeccable.
Reste qu’on pourra dire que le grand « antagoniste » de ce nouveau tome s’appelle logiquement Covid-19, et qu’il rajoute un immense intérêt à nombre de pages : le basculement de la vie de la famille d’Esther, les réactions de son père – obsédé depuis toujours par l’hygiène – ou de son grand frère – séduit par les théories complotistes – sont très drôles, toutes les réactions de ces personnages qui sont devenus au fil des années nos amis, notre famille presque, font naturellement écho – un écho bienfaisant – à notre propre expérience. Pour la première fois, et ça rajoute encore à son charme, les Cahiers d’Esther deviennent aussi nos « Cahiers » à nous…
… Et Riad Sattouf confirme brillamment son statut de brillant chroniqueur de nos vies à tous.
Eric Debarnot