Le trentenaire Geoffroy Delorme sort avec L’Homme-chevreuil, Sept ans de vie sauvage un récit hors-norme sur une expérience hors-norme qu’il a vécu pendant sept longues années, une immersion dans nos forêts françaises au plus près de la faune, des chevreuils mais aussi des habitants des lieux. Un livre qui n’est jamais un traité de sciences naturelles mais bel et bien une expérience de vie hors du commun.
Ils nous font rêver ces grands voyageurs qui échappent à ce quotidien bien trop prévisible, ces êtres-là qui osent courir vers l’inconnu, vers des paysages et des villes inconnus, vers d’autres êtres inconnus. On s’est tous rêvé un jour ou l’autre en Jack London, en Théodore Monod, en Nicolas Bouvier ou en Bernard Moitessier, plus près de nous en Sylvain Tesson. Pourtant pas besoin de partir loin pour échapper aux territoires connus, Sylvain Tesson nous l’avait démontré avec une sacré pertinence avec Sur les chemins noirs (2016) en arpentant les petits sentiers non-entretenus de France. De même pour Bernard Ollivier qui après avoir traversé le monde entier au fil de longues marches sur la route de la soie choisit de traverser la Loire en canoé, ce qu’il raconte dans Aventures en Loire (2009). Évacuer l’exotisme du voyage n’enlève rien à l’acte courageux, il apporte peut-être simplement un sentiment supplémentaire d’identification pour celui qui vit cette expérience par la lecture et par procuration.
Qui n’a jamais rêvé de prendre la poudre d’escampette, de prendre la tangente et de délaisser ce monde moderne et sa technologie qui nous bouffe les sens et l’essence. Cette pulsion fait partie de l’être humain depuis toujours, des premiers voyages à la voile à Thoreau, du simple marcheur à la journée au grand voyageur, on cherche à combler quelque chose, un vide peut-être. On cherche un sens comme on cherche son chemin. Même quelqu’un qui marche toute une journée durant finit par connaître ce vertige, cet instant où l’esprit se brouille, où le corps fige sa concentration dans le seul effort, où le paysage finit par ne plus compter. Geoffroy Delorme, l’expérience qu’il a vécue, quelque part, il n’avait pas le choix, c’était sans aucun doute inscrit dans son destin. Aujourd’hui âgé de 36 ans, le jeune homme a connu une vie qui n’a pas toujours été un long fleuve tranquille. Comme il le raconte dans L’Homme-chevreuil, très tôt il connaît une grande difficulté à rentrer en contact avec ses semblables humains. Ses parents choisissent de le déscolariser, Geoffroy poursuit donc ses études à la maison. A côté de chez lui, non loin de sa maison, une forêt qui ne cesse de l’appeler. A dix-neuf ans, il ne résiste plus à cet appel et part vivre avec le strict minimum au plus profond de cette forêt. Commence pour lui un long et laborieux apprentissage. Vous ne trouverez pas ici de récit haletant d’exploration à la Raymond Maufrais ou à la Percy Fawcett. Non, Geoffroy Delorme raconte le quotidien d’une forêt française comme il y a des centaines de forêts françaises. Sauf qu’il nous montre une forêt comme on ne l’a jamais vu ni senti ou encore humé. Voila un récit qui mérite bel et bien le terme d’immersif car Geoffroy Delorme n’a pas choisi de vivre dans la forêt en y apportant une touche de civilisation comme une toile de tente deux secondes, un téléphone équipé d’Internet et d’un GPS. Non, Geoffroy Delorme a décidé de se fondre dans cet environnement volontiers hostile et de tirer parti de ce que lui apportait l’humus, les feuilles, les ronces et les arbres. C’est comme cela qu’il fit une rencontre qui devait changer sa vie à jamais.
« Quand j’arrive à une dizaine de mètres, Daguet (le chevreuil) se lève, s’étire. Je m’arrête. Il m’observe. Et nous restons plantés là pendant une bonne demi-heure. Un moment absolument magique. Sa seule présence me nourrit. J’ai une sensation de communion totale avec lui et tous les éléments qui nous entourent. Daguet m’a intégré à son environnement, et je suis le premier à accéder à un tel privilège. Mon cœur et mon âme sont en paix. Mon cerveau est à l’arrêt. A ce moment précis, mon existence dans son ensemble n’est régie que par une loi, une seule : le respect. Au bout de quelques minutes, une première pensée m’envahit : pourvu que l’on ne soit pas dérangés par d’autres humains. Ce serait terrible s’ils m’associait à eux. Les indiens d’Amérique racontent que lorsqu’on chasse le chevreuil, il ne faut pas trop penser à lui, car l’animal sentira les pensées et prendra la fuite. Je m’efforce d’avoir des pensées positives dans l’espoir de faire durer ce dialogue silencieux avec Daguet. »
Geoffroy Delorme – Extrait de L’Homme-chevreuil, Sept ans de vie sauvage
Qui n’a jamais rêvé de se retrouver un jour accepté par ces animaux que l’on ne voit jamais ou alors subrepticement, toujours par accident, au détour d’un chemin, non loin d’un lac. Ces rencontres sont toujours fortuites, elles ne durent jamais longuement mais elles sont de celles que l’on n’oublie jamais. C’est dans ce genre d’instant qu’émerge à nouveau la présence du sauvage et d’un rapport que nous avons perdu à la terre et aux autres occupants.
Geoffroy Delorme s’immerge donc au milieu de ces chevreuils, finit par s’intégrer à leur famille, mange avec eux aux mêmes arbustes, s’éloigne toujours plus de la société moderne. Jamais il ne tombe dans le piège d’un anthropomorphisme, au contraire, lentement mais sûrement, il se débarrasse de sa carapace protectrice d’humain pour retrouver les sens premiers, l’odorat, la vue, la perception affutée, la vigilance aux aguets, la prudence chevillée. Il ne s’épargne pas dans ce récit, nous raconte ses galères et ses déboires mais aussi nous fait vibrer d’émotion. Il est effectivement un Mowgli d’aujourd’hui comme l’affirme la couverture du livre. Dans sa démarche érémétique, on ne voit pas une part spirituelle mais bien plus quelque chose qui relève du sensuel et du sensoriel, de l’expérience pure. Sauf que cet érémitisme n’en est pas vraiment un tant il parvient à un degré d’échanges avec cette seconde famille de chevreuils.
On est bouleversé aux larmes par cette rencontre entre un jeune homme un peu paumé, un peu excentrique et un peu hors le monde et des chevreuils d’abord craintifs mais bien vite conquis. On se rappelle nos larmes à voir un Tom Hanks voir s’éloigner son ami le ballon Wilson au ras de l’eau dans Seul au monde (2000), c’est cette émotion-là que l’on atteint dans L’Homme-chevreuil, Sept ans de vie sauvage, on revient aux essentiels comme un retour aux sources. Alors toi qui, parfois prend peur au milieu de la forêt, sentant confusément une présence malveillante en son sein, toi qui sais que les hiboux ne sont pas ce que l’on croit, dis-toi qu’au creux de cette forêt, une présence craintive mais amie veille sur toi. Tu te retournes mais ne la vois jamais, tu devines bien quelques bruissements de feuilles, un pas qui s’égare mais cette présence te fuit autant qu’elle t’observe. Elle te regarde et t’apprivoise.
Derrière quelques arbres, masqué par la fougère, le sauvage te scrute, t’explore.
Greg Bod