Ne cherchez plus, le disque de l’année 2021 sera italien, il est signé par un certain Jacopo Incani alias Iosonouncane. Ira est une œuvre monolithique de presque deux heures absolument inclassable passant de la Noise à la musique concrète, de l’Ambient au Trip-Hop, attention chef d’œuvre !
Les disques les plus difficiles sont toujours ceux qui ont le plus à nous apprendre sur nous. Ils sont souvent d’une exigence qui impose de leur donner du temps et toujours plus de temps. Rappelez-vous le premier choque à l’écoute de La Fossette, L’Imprudence ou le Triple Album Noir de Mendelson. Ces œuvres-jalons qui se construisent à contretemps sur la durée par la durée, par une volonté de ne laisser aucun détail de côté, de travailler chaque angle, chaque point de vue comme si notre vie en dépendait. Des disques où l’on met tout ce que l’on est et tout ce que l’on hait, ce serait le dernier que l’on pourrait en être fier. Pas « encore un de ces albums pour que dalle » comme dirait Pascal Bouaziz.
Ne refusant pas un certain hermétisme ni une complexité certaine, « un élitisme » diraient certains, ces disques majeurs sont toujours des objets ombrageux presqu’intimidants, toujours dérangeants et ce n’est pas Ira, le troisième disque de Jacopo Incane alias Iosonouncane qui viendra contredire cette réflexion. Télescopage possible entre Third Eye Foundation et Animal Collective, entre Battles et Swans, entre Gianmaria Testa et Coil, Ira tisse sa toile claustrophobique autour de nous, nous enserre dans un coton fait d’épines. Conceptuel de bout en bout, Jacopo Incani sait où il souhaite nous mener, nous par contre marchons à l’aveuglette sans aide ni soutien de sa part. Au contraire, il nous perd régulièrement, nous impose un état confus comme une seconde peau qu’il nous arracherait avec volupté. Il imprime quelque chose de maléfique dans sa musique, un je ne sais quoi de malsain, d’éminemment dérangeant, quelque chose qui relève du malaise. Une fleur du mal qui suinte un parfum à la fois diablement attirant et putride.
Il se délecte de nous voir nous débattre dans des décors sombres dignes d’un Isidore Ducasse, sa musique est comme un lent cri muet, un cri primal sans raison ni envie. Les climats peuvent virer d’un Dark Ambient martial vers un Post-Rock dépouillé ou un Trip Hop menaçant. Je ne sais pas si vous vous rappelez de ce courant musical éphémère qui sévit entre 2000 et 2010, le Witch House avec des groupes comme Balam Acab ou encore Salem, on retrouve un peu de cela dans l’univers tourmenté de Iosonouncane, la démence hallucinée d’un Genesis P.Orridge, la folie de Psychic TV, l’atmosphère bruitiste des Virgin Prunes. C’est bien à un sabbat que nous invite Jacopo Incani, une messe noire où notre rôle se limite à servir de sacrifice humain (et c’est déjà pas mal !). Agressif, brutal mais aussi apathique et décharné, Ira nous attaque de tous côtés et ne nous laisse aucun répit. Jacopo Incani invente aussi bien un langage musical inédit qu’une langue nouvelle, mélange insidieux de français, d’italien, de sarde, de douleurs et de régressions. Ce disque pourrait être un peu le complément des œuvres du mexicain Murcof car les deux semblent travailler les mêmes matériaux, les mêmes obsessions, rappelons au passage que le dernier disque de Fernando Corona, The Alias Sessions est un des albums majeurs de 2021.
Sauf qu’Ira commence par un Hiver presque doux, d’une déviance pas si éloignée de celle du Scott Walker de Tilt, comme l’américain, Jacopo Incani s’imagine en crooner psychotique aux longues mains qui aspirent le vide. On comprend bien que le Giallo soit né dans l’esprit dérangé de cinéastes italiens car on en retrouve ici une retranscription sonore. Après Andréa Lazlo De Simone qui a su nous rappeler que l’Italie était aussi une terre fantasque et hantée, Jacopo Incani nous mène encore dans un ailleurs, un plaisir inconnu, une île des morts et des vivants, de l’éphémère et de la mémoire, du plaisir et de la douleur. Cette île, nous ne la verrons que de nuit endormie dans sa torpeur et ses ombres, nous ne devinerons que la silhouette imposante des falaises, le vertige de ses profondeurs.
Ira provoquera assurément un rejet total et absolu chez vous, une terreur viscérale qui jamais ne vous quittera, une liquéfaction des émotions, une brûlure de la chair. Tout relève d’une étrangeté sinistre, d’une noirceur pleine. C’est comme un chemin de croix, un long calvaire que l’on traverse en vain, un tunnel sans sortie ni lumière, un royaume des hommes taupes, ces Mole People, mi-sdf, mi fous furieux qui s’isolent dans les souterrains du Metro New Yorkais. Ils sont au cœur de la cité mais comme isolés, comme à distance. Avec Iosonouncane, on traverse les sept cercles de l’Enfer de Dante sauf que le chant n’a jamais de fin.
Ira nous plonge au cœur de l’instinct, pas la peine de comprendre les paroles pour saisir le malaise, nous sommes terrifiés en permanence comme sous l’appréhension du prochain choc, du prochain coup, de la prochaine violence. La musique de Iosonouncane, c’est d’abord une expérience, une approche des limites, une atteinte de la plus petite composition chimique, une traduction de toutes les frayeurs. C’est une épreuve également, un assaut, un acte barbare qui nous bouleverse et nous fait trembler sur nos fondations. Ce n’est pas « encore un disque pour que dalle« , loin de là. C’est un disque magistral et tortueux, difficile et insondable dans lequel on se perd encore et encore, toujours plus, toujours plus profond.
Ira est un miroir sans complaisance qui nous montre nos yeux sans visage, nos chairs massacrées, nos fleurs du mal fanées.
Greg Bod