La grande souffrance est intime et, par nature, subjective. Comment partager l’expérience de la douleur psychique ? Dans un extraordinaire roman graphique autobiographique, Emmi Valve y parvient.
La finlandaise Emmi Valve s’attaque au tabou de la souffrance psychologique. Comment décrire l’incompréhensible ? Dessiner l’impensable ? Et aborder, sans l’effaroucher, un lecteur « sain d’esprit » ?
Emmi porte un regard d’adulte, partiellement guéri, sur ses années de souffrance. Elle se souvient n’avoir été jamais « normale », comprenez comme les autres. Jamais, elle n’a pu « regarder quelqu’un dans les yeux. » Elle ne se souvient pas d’avoir fait « d’autres rêves que des cauchemars », d’avoir jamais « pris quelqu’un par la main. »
C’est parfaitement écrit, sans sensationnalisme, ni langue de bois : « Tous les cabinets de psy se ressemblent, deux chaises, placées de sorte à éviter le face-à-face. Une plante artificielle, un napperon. Cachant la laideur de l’ambiance formelle. Des mouchoirs. Parce qu’on finit toujours par pleurer. Et plus important : le tableau décoratif sur le thème de l’eau. On se fait tous avoir par sa symbolique bidon. On s’y projette en train de se noyer ou bien d’apprendre à nager. Comme un naufragé qui attend le calme après la tempête pour reprendre la mer. »
Emmi ne sait qu’une chose, elle aime dessiner. Alors, elle nous croque sa vie. Avec une lucidité et une précision d’entomologiste, elle nous livre ses combats quotidiens contre l’angoisse existentielle et l’autodénigrement, la culpabilité irraisonnée et les hallucinations, la perte de volonté et l’alcool qui permet d’aborder les autres, les listes manuscrites des « choses à faire » et les médicaments qui tentent de mettre de l’ordre dans sa vie. Puis, vient la chute, la panique et l’enfermement.
Le dessin expressionniste peut paraitre maladroit ou inégal. Sans doute, dessine-telle comme elle se sent. Emmi se révèle une merveilleuse coloriste. Les couleurs aquarellées apaisent le propos. Elle joue avec l’eau, qui dilue la couleur et annihile son corps lors des crises, mais qui permet aussi la renaissance. Les rares échappées fantastiques sont terrifiantes, mais signifiantes. S’interdisant tout apitoiement sur son mal, elle parvient à nous faire sourire.
Touchée par la « grâce », la « tordue du service B » parviendra, pour partie, à dominer sa folie. Progressivement, le noir s’efface au profit des couleurs. Si elle est parvenue à vivre avec sa maladie, elle ne lui doit rien : « Mon activité créatrice n’a pas bénéficié de ma folie. Je ne suis pas devenue artiste grâce à elle, mais malgré elle. » Merci Emmi.
Stéphane de Boysson