L’américain Ryan Karazija exilé dans le nord de l’Europe depuis une dizaine d’années sort avec une régularité exemplaire, mais dans une certaine indifférence, des disques magnifiques sous le nom de Low Roar. Maybe Tomorrow, son cinquième album est peut-être le plus beau d’une discographie qui connaît pourtant déjà quelques sommets.
Je ne comprendrai jamais cette « industrie » du disque qui monte au pinacle des groupes qui seront oubliés la semaine suivante, ces albums cultes voués à se dissoudre aussi vite dans notre mémoire, ce nouvel héros que l’on s’empressera d’oublier au prochain nouvel héros. Ces produits que l’on consomme comme on bouffe de la Junk Food, on est conscients que cela n’est pas terrible mais on se satisfait de ce que l’on nous propose. Dans ces disques-là, pas d’urgence, une simple envie de répondre à l’air du temps, à la matière en vogue, à l’opportunisme des possibles. On se contente de ce que l’on a et c’est comme ça.
On en vient à devenir suspicieux face à l’intégrité d’une démarche artistique et d’intégrité, il est forcément question quand on s’intéresse aux travaux de L’américain Ryan Karazija sous le nom de Low Roar. Lui qui depuis 2011et son premier disque sous ce patronyme construit une œuvre transcendée par la mélancolie mais aussi une recherche musicale à la marge du Post-Rock, de l’Electronica et de la Pop. Depuis ses débuts, on sent un projet en constante évolution, refusant sans se renier toute forme de facilité. Ce qui a sans doute le plus évolué c’est la richesse de sa voix qui est au centre de ce cinquième album. La voix en falsetto de l’américain lui ouvre tous les champs possibles, toutes les voies de traverse. Imaginez un Jason Lytle de Grandaddy qui lâcherait totalement prise pour s’évaporer dans un autre espace-temps et vous aurez une petite idée de ce à quoi ressemble le Low Roar de 2021, celui de Maybe Tomorrow. Encore une fois, Ryan Karazija signe un album de pop aventureux, troublant et fureteur aux milles et une inventions et autres trouvailles minuscules ou énormes, aux arrangements tremblants et superbes.
Sur Maybe Tomorrow, Ryan Karazija travaille la production sur sa voix avec une minutie de chaque instant. Chez d’autres, le chant n’est que vecteur d’émotions ou tremplin pour des mots. Avec Low Roar, il en va autrement, Ryan Karazija, bien conscient de ses capacités vocales exceptionnelles, utilise le chant comme un instrument à part entière, la mélodie s’appuie souvent sur sa voix, là doublant le chant, ici employant avec intelligence de l’Autotune. Ses chansons incarnées par d’autres pourraient paraître bien fades ou simplistes, lui les habite avec une étrangeté jamais feinte. D’un David en ouverture (que l’on comprend comme l’évocation d’une rupture) qui navigue sur les terres de Grandaddy à Sleep Peacefully, berceuse perturbée et possible réponse au Asleep des Smiths, Ryan Karazija caresse là où cela fait mal, où la cicatrice est encore palpitante. Low Roar chante les sentiments paroxystiques, la déchéance, la peur du vide et l’angoisse avec une douceur extrême qui n’en rend que plus inquiétant le climat ambiant. Fucked Up et sa mélodie crépusculaire pour ne pas dire sépulcrale laissent échapper paradoxalement de la lumière avec une fois encore le chant en contrepoint de l’américain.
Même sur Hummingbird, quand il évoque une envie d’échapper à ce monde, Ryan Karazija ne leste pas sa chanson de trop de plomb, au contraire, il y introduit quelque chose d’amplement ouvert et de céleste. L’américain manipule des forces contraires au sein de ses compositions, tentations bruitistes et évanescentes, douceur et douleur. La musique de Low Roar craque, vibre et vit, elle a quelque chose d’éminemment humain, elle ose le lyrisme car surtout il n’y a pas d’autre choix possible. Rien que pour pouvoir l’écouter pleinement, on en inventerait la solitude, la pleine, la totale, celle qui nous confronte à nous et à nous seuls. Cette solitude que l’on ne rencontre que dans le calme inquiétant d’une forêt en été, une forêt comme égarée au milieu d’une ville, un rappel du sauvage au milieu de l’urbain.
La musique de Low Roar nous met face à notre tristesse profonde et intérieure, nous sourions paisiblement face à ce spectacle. Ryan Karazija nous transporte dans un monde intérieur qui s’imprègne de celui que nous connaissons chaque jour sauf qu’il ne connaît pas le deuil et la perte. Nous y retrouvons des êtres chers et disparus, des promesses possibles enfin respectées. Nous voyons aussi ce que la vie aurait pu être sans nous à la manière d’un George Bailey errant dans les rues de Bedford Falls dans La Vie Est Belle. Ce qui intéresse Ryan Karazija, c’est ce moment où nous nous réveillons et reprenons conscience de ce monde que l’on habite.
Regarde la maison que tu as construite
Nichée dans les coins sombres de la ville
Un terrain oublié que les voisins avaient signalé
C’était un ancien cimetière indien
Quelque part, rien n’était sûr ou sain.
Tu as gravé nos noms dans la pourriture
Notre base était près du garage
Les endroits où nous avons joué et les souvenirs que nous avons créés
Représentent tout ce que nous avons oublié
Représentent tout ce que nous ne sommes pasLow Roar – Extrait de Burial Ground
La lente construction complexe de Fade Away ne sera pas sans rappeler le David Bowie de 1. Outside (1995) quand Burial Ground arrache des frissons avec cette voix au bord de la rupture. Stay Calm, Be Quiet unit deux tendances chez Low Roar, l’envie d’incorporer de l’abstraction dans ses mélodies et de ne jamais se départir d’une forme de ligne claire. Le morceau avec ces chants en canon finit par ressembler à une suite de droites parallèles, on pensera parfois aux Sigur Ros de Með suð í eyrum við spilum endalaust (2008), parfois à celui de Valtari (2012) sauf que Ryan Karazija aime jouer avec les ruptures comme ici avec ce pont rythmique qui vient nous rappeler qu’un coup de dés n’abolira jamais le hasard. A force d’écouter Maybe Tomorrow, on finit par comprendre que ce disque est bel et bien un album concept, non pour une volonté thématique commune à chacune des chansons mais plus pour une volonté narrative dans l’instrumentation. En parallèle de ce que Ryan Karazija dit dans ses paroles, la musique clame autre chose comme une contradiction, comme un langage corporel qui révèle tout. Everything To Lose et ses accents presque Soul pourraient annoncer un apaisement mais il n’en est rien, l’américain imagine la perte, la crainte de ne plus retrouver l’autre et ce morceau termine dans un grand souffle de vent qui balaie tout et qui vient faire écho à la brise que l’on entend également dans David.
Captain démontre cette velléité instrumentale que l’on sent en germe dans tout le travail de Low Roar, la voix bien que présente ne compte peut-être finalement que pour la sonorité qu’elle apporte, que pour l’instrument qu’elle devient et qui s’estompe dans l’instrumentarium présent, que pour cette capacité qu’elle apporte à nous emporter dans l’espace. Pour se faire une idée du chemin emprunté, imaginez ce que donnerait une rencontre entre les Moody Blues de Days Of Future Passed (1967) et le Sparklehorse de Dreamt for Light Years in the Belly of a Mountain (2006). Il faudra se méfier de la simplicité chez Ryan Karazija car même un titre comme Bye Bye cache bien des secrets aussi bien dans sa mélodie que dans la complainte que chante l’américain. On y entend encore l’évocation d’un David dont il faut s’arracher de l’influence. L’instrumental Clareland en chute de ce Maybe Tomorrow rappelle encore une fois le Sigur Ros de Valtari mais aussi dans ce vent qui occupe l’espace le début du disque, comme une boucle qui ne voudrait jamais se rompre, comme un cercle perpétuel.
Pour un instant, pour un instant seulement, oubliez ces artistes que l’on consomme comme autant de denrées périssables, comme des coups de cœur éphémères qui n’existent que le temps de dire coups de cœur. Pour un instant, pour un instant seulement, vivez l’instant présent, sentez le temps qui passe entre vos doigts, laissez-vous aller, lâchez prise.
Ryan Karazija et Low Roar seront vos seuls guides dans ces sables mouvants mais jamais ils ne vous lâcheront la main, jamais ils ne feront défaut, jamais ils ne feront défection. Ils seront toujours là aujourd’hui et peut-être demain…
Greg Bod