Au-delà des genres et au dessus de ce monde, le pianiste français Melaine Dalibert continue d’échafauder une œuvre d’un autre temps, d’un futur à construire avec une musique qui doit autant à Federico Mompou qu’à l’Acousmatique. Night Blossoms, son dernier disque en date (avec la participation de David Sylvian sur deux titres) est une pure merveille !
Le néo-classicisme qui est très en vogue ces derniers temps dans le monde du Rock Indépendant n’évite pas toujours certains pièges. Nos oreilles habituées à l’efficacité de la Pop acceptent sans déplaisir des mélodies et des jeux parfois à la limite de la facilité. Bien sûr la virtuosité est loin d’être un signe d’un grand génie mais force est de reconnaître que certains disques de piano solo égrènent des pièces instrumentales paresseuses, des copies plus ou moins assumées de grandes références. Combien de petites pousses sans saveur pour un seul Max Richter ou un seul Nils Frahm ? Le problème de l’école néo-classique c’est que parfois elle emprunte peut-être plus aux codes de la Pop qu’à celui de la grande musique, ce qui n’empêche pas toujours une certaine suffisance de la part de certains musiciens. On préfèrera l’humilité d’un Chris Hooson de Dakota Suite qui reconnaît ne pas savoir lire la musique mais parvient à nous bouleverser avec ses mélodies arrache-cœur (avec ou sans Quentin Sirjacq).
Melaine Dalibert n’appartient pas à l’école néo-classique, il n’appartient pas non plus à l’école minimale ou encore à la contemporaine. Il est plus à la charnière de plusieurs genres qui font de sa musique un objet sonore singulier et unique. Aussi bien compositeur qu’interprète d’œuvres du répertoire relevant de la musique contemporaine d’auteurs comme Gérard Pesson, Giuliano D’Angiolini, Tom Johnson ou encore Sébastien Roux, Melaine Dalibert a également collaboré avec Will Guthrie, Manuel Adnot, Sylvain Chauveau ou l’Ensemble O. Jamais sectaire dans son appréhension de la composition, Melaine Dalibert intègre aussi bien dans ses pièces instrumentales des éléments relevant de la Pop que des motifs répétitifs pas si éloignés de ceux d’un Terry Riley. Se refusant à une posture élitiste de repli sur soi, le pianiste français décloisonne les genres et les sensibilités assumant sans problème une forme de classicisme dans le propos, quelque chose qui relève de l’académisme confortable. Ne voyez pas dans cette notion d’académisme quoique ce soit de péjoratif, Melaine Dalibert s’appuie sur des fondations solides, sur un patrimoine pour atteindre une forme de force novatrice discrète.
Vous qui êtes intimidé par la musique contemporaine, ce disque vous est destiné. Vous ne trouverez pas de posture ou de savant calcul sur chacune des sept pistes qui constituent Night Blossoms. Pourtant, cette collection de pièces instrumentales, collision possible entre compositions confectionnées à l’aide d’algorithmes et de silences minimalistes, ne tombe jamais dans une forme de facilité, la musique de Melaine Dalibert est toujours une suite de méandres et de chausse-trappe, de trompe l’œil, de clair-obscur et de faux-fuyants. Il y a dans le jeu de piano de Melaine Dalibert comme un son fin de siècle à la manière du pianiste et compositeur espagnol Federico Mompou, on pensera souvent à l’écoute de Night Blossoms aux Paysajes ou aux Impressiones Intimas de l’auteur espagnol. Cet auteur espagnol qui fût comme une passerelle entre l’époque de Debussy et l’ouverture à la musique contemporaine. Melaine Dalibert est de cette même action, à vouloir fédérer l’envie d’harmonie d’un Satie avec la dissolution rythmique d’un Gorecki. Comme le piano de Dalibert est aussi bien mélodique que percussif, on ne sera pas surpris de croire entendre des mélodies issues de la Gamelan Music comme sur le superbe Eolian Scape.
De l’école estonienne, Melaine Dalibert a conservé la leçon que la musique n’est là que pour illustrer le silence. Prenez ce petit moment de suspension dans l’éternité qu’est le titre inaugural A Rebours. Cette ouverture, de par sa concision et sa chute abrupte ou comme en pointillés ou en points de suspension, vient irriter notre capacité à nous sentir frustrés. La musique de Melaine Dalibert n’est jamais cérébrale ou par-trop intellectuelle mais au contraire, elle vient suggérer, elle laisse deviner des sensations microscopiques à l’échelle d’un frisson sur notre peau. Par cette redécouverte de la frustration, on revient dans un territoire d’enfance où tout semble accessible, où rien n’est impossible.
Night Blossoms est aussi illustratif, s’appuyant sur la force métronomique du vent qui semble être le fil conducteur de tout le disque. Melaine Dalibert dans ses motifs répétitifs cherche à traduire cette puissance invisible qu’est le souffle de la Terre, l’irradiant Windmill en est une belle image. La suite Yin et Yang avec la contribution sonore discrète mais décisive de David Sylvian transporte les paysages de Dalibert encore ailleurs, dans une forme de déliquescence de la chose harmonique, dans un long plan séquence autour d’une seule et même note déclinée à l’infini. Ces ambiances pourraient être contingentes des climats du Dropped Piano (2011) de Tim Hecker. Ce que David Sylvian apporte à cette partition sonne comme une évidence dès la première écoute, on connaît cette propension chez l’auteur de Secret Of The Beehive à aimer faire se tendre une note jusqu’au bout du silence au point que l’on finit par ne plus savoir ce qui tient de la note ou du silence. On se plait à imaginer ce que donnerait une collaboration entre l’Akira Rabelais (ami proche de l’ex Japan) de Spellewauerynsherde (2004) et le pianiste français tant on croit reconnaître dans les notes graciles du piano les voix étranges et les lamentations des chanteuses islandaises. La pièce la plus longue du disque, Sisters n’est pas sans évoquer les travaux de Lubomyr Melnyk, en particulier son KMH: Piano de la Musique dans le Mode Continu (1979) pour cette technique commune aux deux musiciens du jeu ininterrompu, une manière de jouer au piano des notes complexes appuyés par des résonances générés par la pédale et des jeux de changements d’harmonie.
Night Blossoms est un disque magique et envoutant qui masque sa complexité avec une belle élégance derrière un soupçon d’évidence. C’est aussi un geste généreux qui s’offre tout de suite à celui qui passe, à celui qui entre.
Greg Bod