Les BDs sur les violences sexuelles envers les enfants sont suffisamment rares pour que nul ne passe à côté de Grand Silence, œuvre considérable qui nous demande d’écouter enfin les voix que l’on a toujours fait taire. Et d’agir…
L’ampleur cataclysmique des abus sexuels d’enfants – en grande majorité incestueux – à l’échelle planétaire est tout simplement terrifiante : on sait aujourd’hui que 10% des enfants français sont concernés, et on ne voit pas pourquoi ce nombre serait très différent dans les autres pays. 10% de l’humanité violée, détruite psychologiquement, promise à des troubles mentaux ou physiques, voire programmée pour répéter à leur tour les mêmes exactions. Même si les « grandes causes » ne manquent pas à notre pauvre époque, celle-ci a tout l’air d’être l’une des plus importantes qui soient…
Si les livres « traditionnels » traitant de ce drame abondent, le sujet reste encore peu traité en BD : pas assez « divertissant » ? Trop délicat ? Pas assez vendeur ? En tous cas, pour écrire Grand Silence, Théa Rojzman, qui a suivi de études de philosophie puis de psychothérapie, s’est posé les questions qui s’imposaient : comment parler avec justesse du plus atroce des crimes contre l’Homme ? Comment éviter de représenter l’insoutenable tout en évitant toute ambiguïté ? Comment faire œuvre de pédagogie pour que son livre ne se réduise pas un constat accablant ? Comment, finalement, faire un livre utile ? Sa réponse, peut-être surprenante, a été de choisir la forme du conte. Un conte qui puisse être dessiné avec assez de « réalisme fantastique » pour que la réalité, justement, ne soit pas défigurée, mais ne puisse être qualifiée de « racoleuse ». Et le résultat est brillant, intelligent, impressionnant.
Nous sommes donc sur une île où les voix des enfants sexuellement agressés, violés, leur est retirée par une machine à produire du silence, ce silence qui permet à la société insulaire de continuer à ignorer la vérité. Jusqu’au jour où… Pour savoir la suite, il vous faudra lire Grand Silence, une expérience à la fois lumineuse – grâce au dessin et aux couleurs tout simplement parfaits de Sandrine Revel – et accablante. Grand Silence a en effet cette caractéristique rare de combiner une grande beauté formelle avec une mise en scène très réaliste – au moins dans la première partie – des comportements monstrueux des violeurs, et des conséquences désastreuses pour les victimes (qui deviendront parfois bourreaux à leur tour…).
Si l’on peut être un peu moins enthousiaste quant à la seconde partie du livre, la plus pédagogique, celle qui essaie (et c’est tout à son honneur) de dessiner des solutions pour que la société puisse traiter un mal aussi profondément inscrit dans le fonctionnement familial, voire dans l’âme masculine, c’est que la première a été aussi dévastatrice, aussi marquante.
Dans tous les cas, même avec quelques réserves sur les aspects les plus allégoriques du conte, la lecture de Grand Silence est un MUST absolu. Ainsi que son partage autour de nous.
Pour espérer un jour sortir de l’horreur.
Eric Debarnot