Le violoncelliste Argentin Sebastian Plano publie Save Me Not, son quatrième album qui part toujours plus loin dans une contemplation introspective et élégiaque. Eminemment nocturne, les pièces instrumentales invitent à la rêverie et à l’abandon dans une valse hésitant entre une partition de Bach ou une fugue de Sigur Ros. Son meilleur album à ce jour.
Ne cherchez pas, ne cherchez plus, il vous sera bien difficile de placer sur l’échiquier de la musique moderne l’Argentine. Pourtant, elle fut le berceau du Tango, du bandonéon d’Astor Piazzolla. Elle fut aussi et avant tout le berceau du Réalisme Magique qui n’a pas seulement sévi dans la littérature. comme si la vie en Argentine, dans nos fantasmes, ressemblait au monde de Jean Vigo, aux films de Prévert et aux livres de Pierre Mac Orlan. La poésie vient du monde du peuple, des villes suintantes du travail des ouvriers, des brumes des usines, de l’humilité d’une classe qui n’a pas assez à la culture noble. Un réalisme poétique qui continue d’habiter la musique d’aujourd’hui de manière certes subliminale, parfois involontaire. Que ce soient chez Matt Elliott, Misophone, Crescent ou Tim Hecker, ce réalisme magique est bel et bien là.
Chez Sebastian Plano, violoncelliste et multi-instrumentiste dont nous suivons le travail depuis très longtemps, le réalisme magique est évident. Si l’on devait faire simple, on classerait l’argentin dans le néo-classique mais ce n’est pas aussi simple avec l’auteur en question. Avec ce qui commence à ressembler à une œuvre, Sebastian Plano s’est plu à suivre une suite de déclinaisons de disques en disques pouvant aller aussi bien du côté de l’électronica comme avec ce duo de disques indissociables que sont Arrhythmical Part of Hearts (2013) et Impetus (2013) que du côté de l’ambient comme la B.O du jeu Everything (2017) en collaboration avec Ben Lukas Boysen. Avec Verve (2019), il tentait avec réussite une symbiose entre éléments provenant de sa culture classique (la scène contemporaine en particulier et l’école des pays de l’est de l’Europe, Arvo Pärt, Henryk Gorecki, Peteris Vasks) et des sons plus Dark Ambient. Save Me Not suit un autre chemin une fois encore, quelque chose de presque parallèle à ce qu’il a proposé jusqu’à présent. Ne dit-on pas que pour un pianiste il faut toujours à un moment ou un autre s’attaquer aux Nocturnes de Frederic Chopin ? Avec Save Me Not, Sebastian Plano a pris cette initiative, il devait faire un disque nocturne et cette série de perles élégiaques en est la résultante. Ne dit-on pas aussi que la nuit est le royaume du Réalisme magique ?
Les nuits de Sebastian Plano sont douces et habitées par de frêles silhouettes, par des ombres jamais menaçantes. Pourtant la musique de l’argentin n’a rien d’inoffensive bien au contraire. Comme tout élément relevant du Réalisme magique, la musique de Sebastian Plano se refuse à toute forme de virtuosité par trop visible mais masque mal sa profondeur sans fin ni feinte. En dépouillant ses compositions de tout artifice, Sebastian Plano prend des risques, se met à nu en état de fragilité et s’abandonne à notre regard. C’est un peu cela la nuit finalement, ces instants après l’heure bleue où l’on oublie de ne pas s’oublier ou involontairement on se révèle plus que ce que l’on devrait, les poissons sont noyés depuis déjà longtemps, les chats ne sont même plus gris ou alors ils rejoignent Robert dans sa soirée funéraire.
N’est ce pas Montherlant qui disait : « L’Homme se mesure en une nuit »
Bien sûr on croise ici et là quelques influences, le Sigur Ros de Valtari qui semble avoir marqué plus d’un musicien, les travaux du Kronos Quartet ou les pièces électroniques de Max Richter et ses déconstructions savantes. Mais ce qui est fort sur Save me Not, ce disque, c’est que Sebastian Plano travaille son violoncelle comme on l’a rarement entendu, de manière rythmique et percussive, la faute peut-être à ses origines latines. Ce disque très varié montre la palette des possibles qu’offre ce musicien doué. Agos en introduction nous infiltre dans un monde de voix désincarnées, de drones furetant entre un ailleurs et ici. Avec Save Me Not, il franchit une nouvelle étape certes encore timide en posant sa voix affirmée d’un chant en falsetto. On pensera parfois au Peter Broderick de Home (2008). A Present For A Young Traveller est en soi une apologie de l’élégie, on imagine aisément un vieux train de nuit qui bascule dans des paysages parfois éclairés par une lumière chaude, parfois basculant dans une obscurité rassurante. Reviennent alors les paysages mentaux des romans de Stefan Zweig, de Knut Hamsun, des êtres d’un autre temps à la fois exquis et happé par le vent et le temps qui passe.
Avec Obsequence, Sebastian Plano fait rendre l’âme à son violoncelle, commençant par des basses pour aller vers toujours plus de stridences comme un chanteur à l’ambitus hors du commun. Ce qui pourrait commencer comme un cauchemar se métamorphose en un songe illuminé et incertain. A l’écoute de ce morceau me revient un échange avec Karen Peris de The Innocence Mission qui me disait vouloir vivre dans une chanson de Paul Simon et Art Garfunkel. On devrait avoir tous une chanson refuge, une chanson monde, une chanson maison, une maison foyer. Cela pourrait être aussi Prelude To A Soul, merveille de délicatesse et d’équilibre entre lyrisme et sensibilité.
La musique de Sebastian Plano est faite de respirations et de souffle vital, elle rappelle ce cri primal du nourrisson, ce cri d’Edvard Munch. La lente construction articulée en trois partie de Soul prend son temps pour installer sa dramaturgie et son décor à l’image d’une Eleni Karaindrou. Chez Sebastian Plano, on sent la présence influente d’un répertoire populaire entendu dans les rues de Rosario, sa ville natale, on y entend aussi la mélancolie du déraciné, Sebastian Plano vivant depuis quelques années à Berlin. Ne dit-on pas que les œuvres des migrants a toujours une petite part d’humanité en plus car ce type d’artistes contient en lui deux mondes, celui dans lequel il vit et celui qu’il regrette. Il sera difficile de ne pas être touché par la grâce qui se dégage de Never Learned. Comme quoi, une musique qui ne dit mot peut entrer dans un dialogue absolu avec nous. Elle raconte les drames qui nous constituent, qui se cachent en nous, ces crabes qui lentement font leur travail comme un fossoyeur trop lent, comme un jardinier qui ne cultiverait que des herbes folles. A l’écoute de Never Learned, on entend le bruissement de la nuit, de toutes les nuits, de la dernière qui viendra. Plonger dans cette nuit nous fait peur, pourtant, il n’y a sans doute pas de raison, l’absence est le plus beau des renoncements. Liv s’appuie sur un ostinato tout en tensions maîtrisées, la musique de Sebastian Plano a quelque chose ici d’à la fois labyrinthique et circulaire comme une obsession que l’on ne parvient à chasser.
Save Me Not est un disque à mettre entre toutes les mains, un objet sonore pour âmes sensibles (ne pas s’abstenir). A la fois bouleversant et vivifiant, la musique triste de Sebastian Plano est de celles qui nous servent de baume et d’élixir de jouvence. C’est quand on comprend que la vie est fragile qu’elle n’en devient que plus précieuse. Peut-être alors à cause ou grâce à cela, la musique de Sebastian Plano n’est plus triste mais seulement vitale, c’est un peu comme le message que l’on retrouve d’un ami depuis longtemps disparu, retrouver ce message c’est retrouver cet instant de la première rencontre, cette fièvre de l’autre car il faut bien vivre. Vivre, oui mais dans un monde cerné par le réalisme poétique.
Greg Bod