Pour qui penserait que chez les Tindersticks, il n’y aurait qu’un seul compositeur de génie en la personne de Stuart A Staples, ce second album solo du claviériste du groupe, David Boulter se pose là en démenti absolu. Lover’s Walk prolonge un peu les merveilles que l’on retrouve dans les disques habituels de l’orchestre mais en y intégrant une pointe de rétro supplémentaire.
La musique, parfois, peut raconter des histoires, devenir un média pas seulement sonore mais comme une autre forme de littérature, un littérature du sens et du son. La musique n’est-elle pas par sa capacité sensuelle le plus bel exemple de la reconstruction d’un souvenir ? Un son, l’inflexion d’une voix, en disent parfois bien plus qu’une suite de phrases bien travaillées, ciselées jusqu’à l’obsession.
Certains musiciens ont des tentations d’auteur, de créateur de mots. On pourrait citer Dominique A qui tourne depuis de nombreuses années autour du Roman qu’il n’ose aborder et semble pour l’heure lui préférer la fiction réelle, on pourrait citer Adrian Crowley qui nous avait donné de nombreux indices de ses envies de se laisser aller à raconter une histoire, ses morceaux empruntant le registre du spoken word semblant comme des pages arrachées d’un roman, écoutez The Wild Boar pour vous en convaincre. En élevant Bob Dylan au rang de prix Nobel de Littérature, on a compris qu’une étape était franchie. On se rappellera aussi du poète américain et chanteur beatnik qu’était Rod McKuen méconnu en France.
David Boulter, son nom vous dit bien quelque chose mais sans que vous puissiez retrouver sa trace. Je vous dis Tindersticks, je vois votre regard s’éclairer. David Boulter est le claviériste des Tindersticks depuis leurs débuts et avec ce second disque, Lover’s Walk après Yarnmouth en 2020, il s’affranchit de sa référence à son groupe ou aux images des films de Claire Denis. Bien sûr, on croit reconnaître ici et là la patte de certains disques de la bande à Staples, là Curtains, là le premier album. Mais ce qui est remarquable immédiatement, c’est cette évidente envie de raconter sur la durée une histoire que l’on sent profondément personnelle. Dès le départ, il nous invite à nous mettre à sa hauteur, à hauteur de sentiment, au-dessus de son épaule. Il nous fait entrer dans un monde hors d’âge, dans un château de cartes fragiles et délicats comme la résurgence inopportune d’un souvenir. Il y a effectivement un travail de mémoire dans cet album mais tout travail de mémoire est toujours une reconstruction, un polissement des choses, une mise en valeur du décor.
Lover’s Walk est à comprendre comme la macération d’un souvenir, comme l’errance d’un cinquantenaire dans son enfance puis sa jeunesse. Ce disque est né dans l’esprit de David Boulter expatrié depuis longtemps à Prague dans cette sempiternelle question que ses proches restés à Nottingham lui posaient « Mais quand reviendras-tu chez toi ?« . Le vote du Brexit et la sortie de l’Angleterre l’ont amené à poursuivre cette interrogation. Déjà avec Yarnmouth, il se mettait au centre du propos en évoquant sa petite enfance, avec Lover’s Walk ce sera son premier amour, des excursions dans le Derbyshire et puis c’est l’émergence d’un temps plus proche, la tragédie qui s’immisce avec cruauté dans le souvenir. A l’aide de minuscules détails, de petits riens, David Boulter peint une scène que la musique vient sublimer. Car la musique, ici, n’est pas un simple faire-valoir. Jouant ici sur des sonorités presque Jazz cool des sixties, ici, glissant un clin d’œil au Concerto d’Aranjuez de Joaquin Rodrigo, David Boulter utilise les accents du son pour mieux nous intégrer dans son monde. Il raconte ce que nous avons tous connu, la première rencontre, la maladresse des premiers mots, la vanité qui cache avec difficulté les faiblesses.
Look over my shoulder. Try to see what I can see.
The streets are shades of grey. Black and white.
Cobble stone and slate. Tin bath hanging on the outside
toilet wall. A white dog with black spots, chasing torn
newspaper sheets and children on tricycles.
A woman bent in the dust and decay. Scrubbing away
at the front doorstep. Like every other doorstep.
Like every other grey laced curtain house in this
treeless street.David Boulter – Extrait de Lover’s Walk
Comme chez Crowley, il y a chez David Boulter une volonté d’écriture blanche un peu à la manière de Raymond Carver. Une langue trop travaillée serait sans doute indigeste appuyée par la musique délicate de l’anglais. Plus abstrait que ce qu’il peut proposer avec les Tindersticks, David Boulter a sans doute compris que le liant de l’ensemble c’est cette histoire qu’il raconte de sa voix chaude, parfois tremblante d’émotion. On sent que ce souvenir est l’émanation bien réelle d’une expérience vécue, rien n’est feint. Sur ce disque, il raconte les rendez-vous manqués d’une vie, ces instants que l’on n’a pas su saisir et qui auraient changé en profondeur notre existence. Ici pas d’uchronie, on n’imagine pas ce à quoi notre vie aurait ressemblé si car les si ne nous permettent jamais de revenir en arrière.
Et si ce jour-là, j’avais compris le sous-entendu dans sa voix, si j’avais mieux interprété son silence. La richesse de nos vies est faite de ces si, de ces instants possibles que l’on garde préservés et inaboutis à jamais. Malheureusement parfois, la vie peut être cruelle, c’est ce que rappelle David Boulter dans Lover’s Walk. On y entend aussi la déclaration d’amour d’un expatrié à son pays natal, à la ville où il est né. David Boulter nous parle de ses moments d’au revoir et d’adieu, l’adieu à l’innocence de nos premiers amours.
I thought of that look. That smile. That’s what I can hold on to.
All she would ever want me to keep.
It’s not a cold, dark, empty space. It’s warm, it’s bright.
Full of colours. Full of light.David Boulter – Extrait de Lover’s Walk
Avec très peu d’ingrédients, une musique minimale, des clins d’œil au Jazzman apatride Tony Scott, David Boulter signe un disque précieux comme un souvenir car justement c’est un souvenir. On attend donc avec impatience le prochain chapitre de son travail mémoriel, le prochain chapitre de son roman sonore. Avec Lover’s Walk, David Boulter nous prouve que sa carrière solo est tout sauf une annexe plaisante à son projet principal avec les Tindersticks mais bel et bien une proposition toute autre et en même temps dans les mêmes tempéraments. Lover’s Walk est une œuvre sage car elle échappe à l’emprise du temps qui coule et ne laisse pas de place à la réflexion.
Lover’s Walk sonne comme un instant de parenthèse, de retour en arrière et de retour à soi.
Greg Bod