Au-delà de la nécessaire dénonciation du mépris que le capitalisme a pour l’environnement comme pour la santé de ses employés, Rouge a l’intelligence de faire de la « trahison » du lanceur d’alerte son sujet principal.
Alors que le phénomène de « lanceurs d’alerte » est un marqueur essentiel dans l’histoire des rapports entre les systèmes de pouvoir et le peuple, on compte encore sur les doigts d’une main les films qui en font les héros d’une fiction, même si, comme toujours, les USA ont une longueur d’avance quand il s’agit de nourrir leur cinéma de l’actualité politique. On peut donc se demander si les accusations de « trahison » que les gouvernements formulent à l’encontre de ceux qui osent révéler les horreurs étatiques ou les abus des grandes sociétés ne refroidissent pas les ardeurs des scénaristes.
Rouge, film français, est inspiré d’une situation réelle de pollution industrielle via des « boues rouges » rejetées par une usine d’alumines, qui bénéficiait (ou bénéficie ?) de la complicité des politiques pour déverser en toute impunité des déchets toxiques dans un parc naturel. Sur ce front du militantisme « écolo », Rouge pourrait être vu comme une version locale du magnifique Dark Waters de Todd Haynes. Néanmoins, le sujet « profond » du second film de l’acteur-réalisateur Farid Bentoumi (après Good Luck Algeria en 2016), est plus singulier, plus intéressant peut-être que la dénonciation des méfaits du capitalisme, puisque c’est justement « la trahison » qui intéresse Bentoumi. Car si tout le monde sera – du moins on l’espère – d’accord pour condamner les malversations d’une entreprise qui fait passer le respect de l’environnement et la santé de son personnel après les résultats financiers -, il est déjà beaucoup plus difficile de trancher quand révéler la « vérité » sur ces malversations revient plus ou moins directement à « trahir » tous ceux qui nous sont chers. Soit, répétons-le, le véritable dilemme du « lanceur d’alerte » qui se condamne à devenir un paria de la société, mais également un « ennemi » des siens.
Toute la première partie du film suit la découverte progressive des mensonges systématiques qui ont « protégé l’emploi », c’est-à-dire en fait l’entrepris, par une jeune infirmière qui prend un poste dans l’usine où son père a travaillé toute sa vie. Cette longue et passionnante introduction pose clairement les enjeux, dévoile la collusion entre les patrons et les syndicats (pour sauvegarder l’emploi, donc…), les bassesses des politiques locaux ou nationaux qui se préoccupent avant tout d’être élus / réélus en se pliant au dogme de la croissance et de la préservation des emplois locaux, mais surtout les mensonges d’un père vis-à-vis des siens : Sami Bouajila y est parfait, comme presque toujours, et il y a une véritable alchimie entre Zita Hanrot (La Vie Scolaire, Paul Sanchez est Revenu !) et lui. Même si cette première partie a un aspect un peu démonstratif, elle nous rappelle des vérités qui ne sont pas bonnes à dire, et elle explique honnêtement pourquoi les décisions « justes » sont le plus souvent difficiles à prendre. C’est lorsque Rouge introduit les personnages assez stéréotypés de la journaliste, puis les activistes écolos, avant d’essayer de se clore dans une ambiance de thriller, que le film de Bentoumi devient paradoxalement beaucoup moins intéressant : pas mauvais, non, car le scénario se déploie sur des bases solides et n’en fait jamais trop, juste trop prévisible.
Du point de vue mise en scène, Bentoumi semble avoir tenté de faire du « Frères Dardenne » en filmant le plus souvent au plus près son actrice principale, sur le visage de laquelle se lisent les conséquences de ses actes – jusqu’à la brûlure symbolique finale. Mais, peut-être parce que ce choix n’est pas tenu assez radicalement, Rouge a tendance régulièrement à dériver vers du cinéma français un peu trop standard pour son bien, et donc à adopter une forme moins ambitieuse que son propos. Ce n’est toutefois pas une raison suffisante pour ne pas aller voir ce film courageux, qui a l’intelligence de poser plus de questions que de donner de réponses.
Eric Debarnot