Le trop rare Stephen Fretwell revient avec Busy Guy, le type de disque qui devient dès la première écoute un classique instantané. Pourtant, l’anglais se suffit de peu, une guitare, quelques arrangements discrets et sa voix sombre et lumineuse à la fois. Derrière ce minimalisme se cache tout un monde à explorer.
En laissant de côté toute forme de modestie mal placée, pensez-vous qu’un artiste au moment où il compose un futur standard ou un classique en devenir est conscient qu’il est en train de créer un chef d’œuvre ? Pensez-vous qu’un musicien ait la préscience de la destinée de sa musique ? Quand ils écrivaient My Funny Valentine pour la comédie musicale américaine Place au rythme (Babes in Arms) de 1937,Richard Rodgers et Lorenz Hart étaient-ils conscients que cette ritournelle connaîtrait mille vies et que même entre les mains d’autres créateurs, elle changerait et grandirait encore. Il suffit pour en prendre conscience d’écouter la version qu’en chante Chet Baker en 1952 au début de sa carrière avec Gerry Mulligan et le chant du cygne qu’est celle de The Last Great Concert en 1988. Un standard peut être chanté par un interprète faible, il gardera sa grandeur, sa véracité et son authenticité.
Busy Guy, le troisième album de l’anglais Stephen Fretwell va au-delà du simple standard. A la première approche, les chansons paraissent simples, clairement hantées un peu comme un Matt Elliott plus ouvert mais elles ne sont pas que hantées, elles sont habitées par leur créateur. Chantés par un autre, ces dix chansons perdraient un peu de leur sens et de leur profondeur. Stephen Fretwell poursuit un héritage qui court de Noel Coward à Michael Head (on pensera souvent à The Magical World of the Strands (1997) en plus épuré). A quoi cela tient la passion ? A si peu de choses, nombre de disques portés par une seule guitare finissent par nous ennuyer, ce qui fait toute la force de Busy Guy, c’est le chant étrange, diaphane, intériorisé de Stephen Fretwell. Busy Guy sonne comme une œuvre au dilettantisme anxieux. Il faut dire qu’il aura quand même fallu attendre quatorze ans pour voir un successeur à Man on the Roof (2007) mais on accepterait d’attendre encore trente ans s’il le faut si on obtient un disque de ce niveau.
Quand on interroge Stephen Fretwell sur le titre de l’album, voila ce qu’il en dit : « Dan Carey, un ami proche qui a produit Busy Guy et qui est aussi le patron de mon label Speedy Wunderground m’a demandé pourquoi j’avais toujours sur moi un exemplaire du Guardian, un carnet et un stylo alors que je ne faisais qu’aller au pub. J’ai répondu : si tu vas au pub à 11 heures du matin avec un journal, un carnet et un stylo, tu as l’air d’un gars occupé plutôt que d’un loser. C’est devenu une blague entre nous. La blague aussi, c’est que je n’ai pas fait de musique pendant des années. »
Busy Guy est un disque à la construction discrète qui s’ouvre, s’étire au fur et à mesure. Tout d’abord resserré autour du seul Stephen Fretwell dans une posture presque claustrophobe, pour le moins prostré. Busy Guy nous capte par cette vision-là et ne nous laisse jamais nous échapper. En ouverture, The Goshawk And The Gull est le genre de morceau à la simplicité désarmante que plus d’un musicien aurait rêvé d’écrire, on se rappelle alors des premiers Richard Hawley qui assumait encore sa fragilité, son mini-album de 2000 en particulier, peut-être ce qu’il a fait de mieux. The Goshawk And The Gull est un peu comme My Funny Valentine, un classique absolu instantané avec ce chant traînant qui n’est pas sans évoquer Peter Milton-Walsh. Stephen Fretwell parvient sur ce titre à un équilibre parfait de sécheresse et de douceur, de sensibilité sans pathos. Rien qu’aux premiers mots qu’il emploie sur ce titre, A plain song brought you to your needs, on comprend que l’anglais a compris qu’il compose quelque chose d’important comme un arbre puissant qui monte vers le ciel.
Ecouter Busy Guy c’est un peu comme subir la caresse du tranchant d’une lame. On est frappé par la sagesse lumineuse de ce clair-obscur tendu. On pensera parfois à Fred Neil ou au Harry Nilsson le plus folk. Busy Guy est peut-être un standard immédiat car il est affranchi de toute pression, de tout désir de changer le monde, de vendre ou de convaincre. Stephen Fretwell extrait ces chansons de lui car il ne peut faire autrement, car il n’a pas le choix. Certains musiciens privilégient un expressionnisme fait d’effets de manche et autre chausse-trappe, Stephen Fretwell brille par son impressionnisme modeste, par un pointillisme minutieux que l’on repère en particulier dans la justesse de ses métaphores dans ses paroles à la fois limpides et cryptiques.
J’aime beaucoup cette phrase de Kurt Vonnegut extraite de Nuit Mère (1961) : Il s’agissait de l’amour que ma femme et moi avions l’un pour l’autre. Il allait montrer comment un couple d’amoureux dans un monde devenu fou pouvait survivre en n’étant loyal qu’envers une nation composée d’eux-mêmes, une nation de deux.
Stephen Fretwell constitue une nation de deux, lui et son auditeur dans une complicité de chaque instant, Stephen Fretwell semble chanter sur cet album comme si c’était la dernière fois, comme s’il souhaitait que l’on conserve de lui ces dix images qui constituent Busy Guy. Ce qui est très beau sur Busy Guy également c’est la qualité d’arrangements qui ne se ramènent pas toute la couverture à eux, Pink et son pont synthétique qui donne plus d’espace à la chanson, c’est peu mais c’est si intelligent et fin que l’on finit même par l’oublier ou encore le piano léger d’Almond qui construit une autre mélodie en arrière-plan. On imagine aisément ce disque enregistré de manière artisanale dans l’urgence, ce qui semble être le cas au vu de ce que l’on peut lire des quelques interviews de Stephen Fretwell qui accompagnent la sortie de Busy Guy, un album en une nuit dans un petit studio.
Toi l’ami qui me lit, intègreras-tu cette nation de deux, ce corps unique et uni qu’est ce moment passé avec Busy Guy ? Viens, il t’attend…
Greg Bod