Deep States est un album dont la beauté se mérite, puisqu’il faut d’abord en passer par les fourches caudines de la dissonance et des chansons en puzzle typiques de Tropical Fuck Storm. Mais, au bout du compte, voilà un mélange de militantisme drolatique et d’émotion brute que l’on ne rencontre que très rarement de nos jours dans le Rock.
Le premier album des Australiens de Tropical Fuck Storm, A Laughing Death in Meatspace, avait tellement tout arraché sur son passage qu’il est illusoire, on le sait, d’espérer une autre claque de la même envergure. A condition d’avoir des attentes raisonnables, leur troisième opus, Deep States, est une vraie réussite, alimentée par des textes acérés et polémiques, traitant de sujets existentiels percutants. Musicalement, Gareth Liddiard, ex-The Drones, groupe légendaire de la scène punk de Melbourne, continue – sans véritable surprise – à nous déstabiliser par des collages audacieux – funk, hip hop, punk rock, etc. – et à nous provoquer sur des morceaux dissonants parfois pénibles, comme The Donkey qui s’apparente presque à un long chemin de croix pour l’auditeur…
« Good luck being perfect, now I’m back in town / Raising your standards ain’t gonna save you now / Your moral hygiene always ends in tears / Do-goods, feel-goods spread their zeal like gonorrhoea » (Bonne chance si tu veux être parfait, maintenant je suis de retour en ville / Augmenter tes standards ne va pas te sauver maintenant / Ton hygiène morale finit toujours par les larmes / Ceux qui font toujours les bonnes choses, ceux qui sont toujours en forme répandent leur zèle comme la gonorrhée) : l’ouverture de l’album, The Greatest Story Ever Told, pose l’ambiance d’une manière des plus honnêtes. Introspection inconfortable et remise en cause fondamentale de bien des choses de notre société plus dysfonctionnelle que jamais depuis son enlisement dans la pandémie, on reste fidèle à un ambitieux programme punk (ou plutôt « Art-Punk », comme les Anglo-saxons qualifient désormais ce genre de musique), et l’assemblage de guitares grunge, de vocaux hip hop, de satire décalée et de dissonances est au programme.
« Deep fakes, false flags, fires and famine / Unicorns, uniforms, water cannons / Everybody’s going nuts, their drugs are on drugs » (Contrefaçons profondes, faux drapeaux, incendies et famine / Licornes, uniformes, canons à eau / Tout le monde devient fou, leurs drogues sont droguées) : le single G.A.F.F. enfonce le clou, mais les plus anciens – et les plus nostalgiques peut-être d’un « Combat Rock » – parmi nous retrouveront les intonations d’un Joe Strummer. Intransigeance et sincérité, comme à la grande époque, du Clash, voilà deux mots qui vont comme un gant à Tropical Fuck Storm.
Dans le même esprit, mais avec un lyrisme étonnant, Blue Bean Baby permet à la voix de Liddiard de déployer sa splendeur, mais aussi aux filles, Fiona Litschin et Erica Dunn, de se joindre à la fête… avant de voler la vedette sur l’ombrageux, et presque indus, Suburbiopia. Débarrassé (enfin à peu près) des tentations de provocation auditive, et donc plus dépouillé, confiant avant tout dans les voix du groupe, Bumma Sanger déploie une mélodie envoûtante, et est l’un de nos plus durables coups de cœur de cet album patchwork.
« He was the last man standing in a Polish camp way back in ’45 / Lenny tired of siring ingrates rang his lawyer, left his seventh wife / He met a child of the Camorra on a yacht just out of Napoli / And he, he knocked her up that week / In his twin engine gulfstream » (Il était le dernier survivant dans un camp polonais en 45 / Lenny, fatigué d’engendrer des ingrats, a appelé son avocat, a quitté sa septième femme / Il a rencontré une enfant de la Camorra sur un yacht juste à la sortie de Naples / Et lui, il l’a mise enceinte la même semaine / Dans son Gulfstream bimoteur) : Reporting of a Failed Campaign nous offre ce qui est le texte plus ambitieux, le plus combattif de l’album, peignant une fresque harassée de la corruption de notre monde. New Romeo Agent, porté par un beau chant féminin, est ce qui s’apparente le plus à une pop song sur Deep States, et pourrait quasiment nous convaincre qu’il s’agit d’un répit au milieu de la drôle de guerre que livre Tropical Fuck Storm.
Mais c’est quand il chante, dans le plus simple appareil (si l’on ose dire…), en mettant de côté son ironie, et de cette voix inimitable, bouleversante, comme sur le magistral Legal Ghost, son mal-être et ses doutes que Liddiard nous est véritablement précieux… Oui, entre la pugnacité et l’honnêteté d’un Joe Strummer, encore, et le tremblement vital déchirant d’un Mark Eitzel, Liddiard confirme sur ce troisième album qu’il est l’un des grands artistes contemporains, pas moins.
Bien sûr, il est peu probable que les foules à la recherche de musique aimable se laissent facilement convaincre de tenter l’expérience inconfortable de Deep States. Mais ceux qui persévèreront y découvriront peut-être l’un de leurs futurs groupes favoris, pas moins.
Eric Debarnot