Utiliser l’inquisition espagnole et les procès de sorcellerie visant à asseoir le pouvoir de l’état et des hommes comme dénonciation d’une oppression éternelle – ô combien pertinente de nos jours – était un bon point de départ, mais Pablo Agüerro fait de ses Sorcières d’Akelarre bien plus que ça.
Au mieux, on pouvait craindre une simple dénonciation de l’extrémisme religieux, avec l’Inquisition espagnole comme parabole – pertinente, certes – de la haine des Mollahs et autre Talibans : bien sûr les Sorcières d’Akelarre de Pablo Agüerro couvre impeccablement ce terrain, parce qu’il est utile de répéter encore et toujours que la haine de la liberté et de la haine des femmes n’est pas l’apanage du christianisme entre le XVè et le XIXè siècles (ni même du puritanisme des premiers colons américains, si souvent mis en scène de manière spectaculaire mais relativement simpliste par le cinéma US).
Au pire, on pouvait redouter, l’Espagne étant une sorte de paradis du cinéma de genre contemporain, une débauche de diables grimaçants, de monstres hideux et de sorcières perverses : il n’en est absolument rien, Agüerro recentrant son scénario sur les victimes, simples jeunes filles basques un peu trop libres – en l’absence de leurs pères, partis à la pêche – dénoncées à l’oppresseur castillan et condamnées évidemment au bûcher. Pour le surnaturel, il faudra repasser, et c’est tant mieux !
Les Sorcières d’Akelarre (un mot qui signifie sabbat en basque), qui a reçu de nombreuses nominations et récompenses en Espagne, est un petit film à budget limité, mais aux ambitions immenses : d’un côté – la première partie du film – rappeler la nature de la violence du pouvoir, de la manipulation du langage qui est au centre de l’instruction des accusées jusqu’à l’annihilation des dialectes locaux, considérés tour à tout comme bestiaux et non-chrétiens, en passant surtout par l’instauration d’une terreur abjecte pour museler les populations, avec les inévitables – et heureusement succinctes – scènes de torture ; d’un autre, et c’est là que les Sorcières d’Akelarre séduit, puis emballe littéralement, célébrer la puissance de la parole en rejouant le vieux conte de Schéhérazade retardant ses ennemis en leur contant les histoires qu’ils brûlent littéralement d’entendre… Une puissance débouchant sur une libération physique, culminant dans une scène sublime de chants et de bacchanale nocturne, et amenant à une conclusion en forme d’envol – et de chute – touchant au sublime. Et si certains passages du film paraissent parfois un peu convenus, en dépit d’un filmage original et d’une très belle interprétation générale, ou en tout cas moins passionnants, cette dernière partie des Sorcières d’Akelarre est d’une beauté et d’une force inattendue.
Puisque la phrase clé du film est placée dans la bouche d’un inquisiteur : « il n’y a rien de plus dangereux qu’une femme qui danse », il y a évidemment une lecture moderne de l’histoire, autour de la haine – mêlée de désir, et d’une immense crainte – de la femme qui est profondément nichée au cœur de la société masculine, ce qui fait qu’on peut lire également cette extase délirante du « sabbat » final comme un « pur moment de rock’n’roll » féminin, aussi jouissif que libérateur, horrifiant et fascinant à la fois les observateurs masculins dont l’impuissance est définitivement consacrée. La grande idée de Pablo Agüero est de compléter la peinture d’une vitalité féminine inextinguible parfaitement incarnée par les jeunes actrices par un magnifique portrait d’homme entraîné par l’ivresse de la liberté et du désir : Alex Brendemühl, seulement vu en France dans le Madre de Sorogoyen, est parfait en juge peu à peu emporté par la force des histoires et des images dont il a toujours rêvé et qui naissent enfin sous ses yeux.
Malgré quelques scories, quelques petites maladresses, les Sorcières d’Akelarre est l’un des films les plus riches, les plus complexes vus sur nos écrans ces derniers mois.
Eric Debarnot