Il peut apparaître présomptueux d’adapter un roman, aussi dense qu’Un Roi sans divertissement, en seulement 84 pages, fussent-elles illustrées. Pourtant, après l’adaptation de Nez de cuir de La Varende et la biographie de Céline (Le Chien de Dieu), Jacques Terpant et Jean Dufaux peuvent se prévaloir d’une troisième réussite.
Le pacifiste et panthéiste Jean Giono s’est vu reprocher à la Libération, injustement, une trop grande proximité intellectuelle avec Vichy. S’il reprend la plume, elle sera désormais distante et ironique. Le roman s’ouvre sur la description lyrique d’un hêtre, personnage central du roman : « Il y a là un hêtre ; je suis bien persuadé qu’il n’en existe pas de plus beau : c’est l’Apollon-citharède des hêtres. Il n’est pas possible qu’il y ait, dans un autre hêtre, où qu’il soit, une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, des proportions plus justes, plus de noblesse, de grâce et d’éternelle jeunesse (…). Le plus extraordinaire est qu’il puisse être si beau et rester si simple. Il est hors de doute qu’il se connaît et qu’il se juge. »
Le travail en couleurs directes de Jacques Terpant sur le fameux hêtre, la montagne iséroise, les jeux de lumière sur la neige ou les tâches de sang est magnifique. Le trait réaliste et les couleurs froides parviennent à illustrer, puis à remplacer, les longues et riches descriptions chères à Giono. Les femmes sont belles, mais, fidèle au roman, le visage de Langlois exprime peu de chose, sinon l’amitié et le sens du devoir.
Le capitaine de gendarmerie enquête sur des disparitions hivernales dans le Trièves. Il identifie le meurtrier et le tue. Après avoir démissionné, il s’installe au village. Respecté de tous, il conserve ses distances. À l’issue d’une battue, il tue un loup. Il se fait ériger un chalet, se marie, puis se tue. Le livre se clôt sur cette énigmatique sentence : « Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare : il fumait une cartouche de dynamite. Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude, la petite braise, le petit fanal de voiture, c’était le grésillement de la mèche. Et il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers. Qui a dit : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » ? »
À l’image de ses amis, le lecteur n’a rien vu venir. Que penser d’une amitié incapable de prévenir, voire même de pressentir, un suicide ? Insondable mystère que celui d’un homme supposé proche. A-t-il été fasciné par le tueur qu’il traquait ? Par le magnétisme de la cruauté ? Les différents narrateurs tentent de percer le mystère. Fort habilement, Jean Dufaux ne s’attache pas au schéma narratif initial, mais réunit les chroniqueurs en un seul personnage, Giono en personne, qui, après avoir écouté les amis du capitaine, s’interroge.
Chez le moraliste Blaise Pascal, le divertissement est ce qui, en l’absence d’union à Dieu, rend la vie supportable. Pour oublier notre triste condition mortelle, nous jouons à la balle, au risque nous se perdre. La même proposition chez le païen Giono prend une forme désespérée. Pour se protéger de la perversité du mal, la société a fait de l’assassin et de son bourreau des monstres asociaux. Pourtant, Langlois était un « homme comme les autres » qui, « plus que les autres », s’ennuyait…
Stéphane de Boysson