C’est une plume mouillée de larmes qui vient offrir sa dithyrambe à une légende du cinéma. Le professionnel n’est plus. Le magnifique est parti. Jean-Paul Belmondo nous a quitté.
Il est debout. Difficilement. Les jambes sont frêles, la démarche devenue mal assurée n’en demeure pas moins légère et élégante. Une canne maintient son équilibre précaire et vient trahir le poids des ans, les cicatrices de la maladie. C’est une crinière blanche qui s’avance, doucement, vers le devant de la scène.
Le sourire est encore là, immuable, juste un peu plus tordu que d’habitude.
La salle se lève. Naturellement. Pas de ces standing ovation préparées, organisées, où un public blasé se dresse parce qu’il y est obligé, frappant mollement dans ses mains en attendant de se rassoir au plus vite. Non. Juste un élan, un souffle qui te met debout sans même que tu y penses, comme pris par une vague qui te décollerait de ton siège et te planterait face à ce vieil homme courbé, cet ancêtre fatigué dont le fond des yeux crache encore des éclairs de jeunesse.
Une salle entière debout, émue, face à la statue cabossée d’un cinéma perdu, d’une époque révolue engloutie par le temps qui passe. La relique d’un autre temps dont on aperçoit, sous la poussière, la finesse du trait et la brillance des ors ; cette relique précieuse qui les regarde fixement et dont les quelques larmes qui lui perlent sur la joue conservent le goût salé et inaltérable du souvenir.
Les souvenirs il n’a que ça dans sa musette l’ancien.
Il se souvient de son enfance turbulente dans un Paris occupé. Il se souvient s’être jeté très tôt dans le sport comme pour canaliser cette vie débordante, un exutoire dans ce pays muselé, le sport comme un baroud d’honneur dans cette France qui baissait les yeux. Cette hyperactivité qui l’a trimballé de vélodromes pour « pistards » gavés de parieurs à casquettes jusqu’aux stades de foot où Bébel le bondissant excellait en gardien de but.
Mais c’est la Boxe qui va le happer. C’est les gants au poings, entre les cordes usées des nombreux rings enfumés de la banlieue Parisienne, qu’il va forger sa personnalité et modeler la statue Jean-Paul Belmondo à grands coups d’uppercuts et d’arcades sourcilières sanguinolentes.
La boxe ! Elle est là sa passion. Il est là son devenir. Mais le destin est capricieux et va en décider autrement.
C’est lors d’un séjour en Auvergne pour soigner les prémisses d’une tuberculose, au beau milieu d’une nature farouche, loin du bitume et des néons de la ville, cerné par une solitude qu’il ne connaissait pas encore, que la vocation va lui sauter à la gueule.
Acteur ! La voilà sa voie. La voilà cette nouvelle soupape dans laquelle il va pouvoir canaliser son énergie débordante et sa soif de reconnaissance.
De retour à Paris, Bébel se jette dans le théâtre comme il s’est jeté dans la boxe : Tête la première ; avec l’envie de bousculer, de faire du bruit, de donner des coups et d’en prendre aussi.
Il suit les cours de Raymond Girard en vue de rentrer au conservatoire. Il échoue deux fois avant d’être accepté.
Ça y est ! C’est fait. Il est enfin pris.
Jean Rochefort, Jean-Pierre Marielle, Bruno Cremer ou Pierre Vernier forment la crème de la promotion 1952 et Jean-Paul Belmondo vient enrichir de sa gouaille cette classe déjà bien fournie.
Mais le conservatoire – trop classique – n ‘est pas pour Jean-Paul. On ne le prend pas au sérieux.
Les profs ne savent que faire de ce guignolo à la gueule pas possible, au sourire tordu et au tarin fracassé. Il ne fera pas carrière.
Mais l’animal est ambitieux. Les critiques des profs, les moqueries des collègues et ses pitreries constantes, rien ne l’arrêtera. Le conservatoire ne lui suffit pas. C’est la Comédie-Française qu’il vise. La Comédie-Française ! Ses dorures, ses légendes, ses grands textes. Il veut tout ça Jean-Paul. Et pourquoi pas ?!
Mais le répertoire classique n’a pas de rôle pour Bébel. Trop classique pour la modernité qu’il représente. Trop jeune pour Géronte, trop moche pour Dom Juan, Scapin peut-être ? Non !
Les profs n’en veulent pas de ce voyou, cette petite frappe fière de lui n’a rien à faire dans la maison de Molière, cette grande gueule qui n’a peur de rien et qui arbore en permanence ce putain de petit sourire tordu qui semble se foutre de la gueule du monde entier n’a pas sa place chez les gens sérieux. Cette gueule cassée n’est pas la bienvenue chez les théâtreux à perruques poudrées.
Le nouveau monde inquiète les vieilles terres. Il est recalé. Les gardiens du temple ont eu peur du changement d’époque, du bouleversement profond – et inévitable – que représente le nez cassé et le magnétisme animal de Belmondo.
Et pourtant… Bébel est porté en triomphe par les siens et gratifie le jury du conservatoire d’un bras d’honneur retentissant.
Sa carrière est lancée.
C’est au théâtre d’abord qu’il trouve ses premiers rôles.
Le Médée de Jean Anouilh, Zamore de Georges Neveux ou – dans un tout autre registre – Oscar avec Pierre Mondy.
Mais il vise autre chose du fond de ces loges de théâtres poussiéreuses. Tous les soirs en allant jouer Feydeau ou George Bernard Shaw, il passe devant les cinémas des grands boulevards, il regarde les yeux levés, les grandes affiches pleines de couleurs ou les stars Américaines trônent fièrement sur leur piédestal de papier. Il voit ces John Wayne, James Stewart ou Gary Cooper prendre possession des façades Parisiennes.
Il voit également le retour aux affaires du vieux : Jean Gabin. Gabin qui reprend tranquillement les rênes du cinéma Français avec les films noirs de Becker ou Decoin. Il voit son idole, son modèle, en diable cabotin malmener le merveilleux Gérard Philippe dans La Beauté du Diable. Il voit renaître le grand Michel Simon sous la caméra et les mots du Maître Guitry avec La Poison ou La vie d’un honnête homme. Ces grands acteurs bien de chez nous, il veut les voir le minot; il veut leur filer la réplique, partager un verre de rouge ou un bout de sifflard en les écoutant lui parler des débuts balbutiants de ce qui deviendra le 7e Art.
Mais pour l’instant c’est le théâtre, les salles à moitié vides et les cachetons à deux chiffres qui lui mènent la vie dure.
Néanmoins la présence quasi ininterrompue de Bébel sur les planches parisiennes, les relations professionnelles et une gueule qu’on n’oublie pas, attirent les gens du cinéma et notamment les jeunes réalisateurs avides de sang neuf et d’acteurs bon marché pour leurs premier film tâtonnant.
En 1958, Belmondo est appelé en Algérie. Il revient quelques mois après et trouve enfin son premier rôle dans le film du tout jeune Claude Chabrol : À double tour.
Cette même année, il tournera avec un cinéaste débutant, critique acéré et tête à claques de premier ordre : Jean-Luc Godard.
C’est la liberté que découvre Jean-Paul Belmondo sur le tournage d’À bout de souffle. Improvisations, tournage dans l’urgence, caméra à l’épaule, montage déroutant…. Une révolution vient d’avoir lieu sans que Bébel, Godard et les autres ne voient rien arriver. Le nouveau cinéma et Jean-Paul Belmondo viennent de naître le même jour.
C’est un succès critique et commercial qui leur tombe sur les pompes et qui fait de l’inconnu Belmondo une vedette de premier plan. Tout s’enchaîne. Melville, Sautet, De Sica, Bolognini, encore Godard, Verneuil…
Bébel est partout !
Égérie de la Nouvelle Vague, gueule cassée d’un cinéma moderne souhaitant balayer d’un revers de manche les glorieux anciens. Bebel casse les codes de l’époque avec son jeu intuitif et son sourire ironique. Les modernes se l’accapare, la nouvelle vague ne veut pas lâcher le diamant qu’elle a déterré au fond d’un vieux théâtre poussiéreux. Mais Bébel, lui, veut voler de ses propres ailes, il veut jouer avec les grands et non plus uniquement pour les bobos de la rive gauche. Il veut être populaire.
Il va enfin jouer avec Gabin. Il sera ce singe perdu en plein hiver. Il sera magnifique. Mais c’est avec De Broca qu’il va prendre son envol et « truster » le box-office des années 60 pour ne le quitter que 20 ans plus tard.
Tour à tour Magnifique, marginal, professionnel ou guignolo. Homme élastique, cascadeur, bagarreur, flic ou voyou. Bébel est tout, tout le monde et personne. Il reste Bébel sous les costumes de légionnaires ou de truand de seconde zone, comme Gabin ou Ventura restaient eux-mêmes sous les impers de flics taciturnes ou les chapeaux mous des gangsters de Pigalle.
Bébel c’était l’ami des dimanches et des mardis soirs pour les mômes que nous étions. Nous attendions sa gueule cassée, son petit sourire en coin et sa démarche de gros dur.
Il ne pouvait rien lui arriver à Bébel, le mec était immortel pour nous, – Imagine le choc que fut le final du « Professionnel » pour des mômes de 7 ans – il sautait d’immeuble en immeuble avec l’aisance d’un mélange d’artiste martial made in HK et de tonton Robert qui t’expliquait les rudiments de la gymnastique sportive après le gigot à l’ail du dimanche.
Il balançait des mandales aux méchants avec tellement de classe que tu rêvais d’en prendre quelques unes aussi sur le coin de la gueule.
Une Gitane au bec ou un cigare Cubain planté au milieu de son sourire de traviole, il déboulait comme une couille dans ton potage du soir, renversant le mobilier de ton salon, filant un coup de pied au fion à ton grand frère, une main au cul à ta reu-mé et te prenait par la pogne pour t’amener avec lui à travers l’écran partager ses nombreuses vies de cinéma.
Ouais mon pote, c’est collé à ses basques que je sautais de métro en métro pour essayer de choper cette raclure de Minos et son putain d’oeil de verre.
Moi aussi comme Bob Sinclar, je roulais des patins à Jacqueline Bisset dans des costards de couleurs improbables en sirotant des cocktails à la noix de coco.
C’est côté passager, dans cette Rolls blanche décapotable que je traversais l’Allemagne Nazie tentant d’échapper à la haine des adultes.
Et puis d’un coup d’un seul, je me retrouvais avec ces légionnaires aux gros bras, ces morfalous transpirants, tentant de soulever le coffre d’une banque en plein désert et la robe légère de Marie Laforêt par la même occasion.
C’était le voyage à travers le temps et les genres avec un accompagnateur de luxe. La belle promenade qu’est l’enfance main dans la main avec un paternel de cinoche. Un paternel qui t’apprendrait les gros mots, qui te montrerait comment serrer les mamans à gros seins, celles qui roulaient du cul dans ses films, qui te ferait travailler ton crochet du droit et qui n’hésiterais pas à te filer un coup de pompe dans le train si tu commençais à filer du mauvais coton.
Bébel comme symbole de la masculinité pour le petit con priapique et imberbe que j’étais.
Belmondo comme le modèle d’une force tranquille, d’une confiance en soi à toute épreuve, le porte- bonheur que tu trimballais toujours dans un coin de ta tête et qui donnais à tes récrés des airs de film d’aventures.
J’étais L’Homme de Rio suspendu à ces buildings en construction dans la toute neuve Brasilia lorsque j’enjambais le grillage du gymnase pour aller voir les volleyeuses à l’entraînement.
J’étais le commissaire Letellier dans Peur sur la ville poursuivant Minos sur le métro aérien quand je sautais de bancs en bancs dans la cour de mon école pour passer le temps et éviter de réviser mes leçons.
J’étais le François Merlin du Magnifique, éteint et amorphe en cours de math, pour devenir quand la cloche retentissait, un Bob Sinclar trépidant cherchant la moindre connerie à faire et la première blondinette à baratiner.
Bébel – pour les gamins de notre âge – c’était l’alpha et l’oméga du cinéma Français.
Le modèle absolu et l’exemple à ne pas suivre. Ton paternel et ton meilleur pote en même temps.
C’était le miroir où tu te regardais gamin en gonflant les biceps et dont le frêle reflet, pâle, presque transparent, se transformait comme par magie laissant apparaître les bras musclés, la gueule cassée et le sourire en coin de Jean Paul Belmondo.
Le même miroir que cette salle debout, émue aux larmes, tend à ce vieil homme fragile à la crinière blanche et au sourire tordu, lui montrant ainsi avec respect, l’importance que son reflet immense a pu avoir pour les générations suivantes.
Belmondo était le Magnifique… et le restera.
Renaud ZBN