Crack Cloud, le collectif canadien « défricheur » et bien barré, on l’attendait un peu comme le messie, mais la pandémie en a voulu autrement. Rencontre enfin réussie grâce à l’excellente programmation du Festival Ideal Trouble !
Le festival Ideal Trouble, consacré aux “artistes défricheurs”, quoi que ce soit que ça signifie, se tient dans l’enceinte de la Station, Porte d’Aubervilliers, et même si on peine à qualifier le cadre de bucolique, il faut bien avouer qu’avec les températures d’été indien que nous avons cette semaine, un festival en plein air est loin d’être désagréable : quelle meilleure manière d’attendre le début des hostilités qu’allongé dans un transatlantique, une bière à la main ? Malheureusement, la météo est pessimiste pour la soirée, et cela jette une ombre sur notre joie de voir enfin sur scène nos chouchous de Crack Cloud…
19h40 : Crack Cloud viennent juste de finir leur soundcheck, et Begayer, leur matériel installé à même le sol, débutent leur set… improbable. Entre rythmes tribaux – deux percussionnistes s’affairent – et installation d’Art Moderne – des instruments faits maison à partir de matériaux divers et en particulier de tuyauteries en plastique -, il est difficile de s’y retrouver. Le « chanteur » produit des petits bruits littéralement inhumains tout en soufflant dans ses tuyaux, presque effrayant parfois dans son délire. On va dire que le résultat est un post rock ambient à la fois ludique et obsédant. On peut danser (vaguement), être fascinés (beaucoup), et même s’ennuyer (un peu) aussi devant cette absence de tout qui produit… autre chose. Une trentaine de minutes d’un trip assez unique, qui fait bien comprendre, finalement, le concept de défrichage musical. Bravo !
On observe tous le ciel avec inquiétude vu les prévisions météo d’orages de grêle. De gros nuages noirs s’accumulent, on espère très fort passer à travers… Mais 21h50, heure prévue pour le démarrage du set de Crack Cloud, semble encore tellement loin…
20h40 : Nina Harker avait réussi un petit buzz voilà quelques années avec une apparition mystérieuse et quelques chansons minimalistes. Pourquoi pas ? Leur matériel est également installé directement sur le sol, un bric-à-brac sur une table, avec une sorte d’harmonium sur le côté. Nina Harker, c’est un couple, ils ont l’air très calmes – mais alors très, très calmes ! -, leurs yeux sont passés au charbon de bois. Il se dégage de la table d’abord une sorte de son drone/ambient, avant qu’ils ne se lancent dans une alternance de mélopées hallucinatoires chantées à deux voix et de chansons qui seraient presque des bossas novas neurasthéniques s’ils ne chantaient pas en espagnol.
Le problème est que cette musique, interprétée par nos deux artistes qui sont, symboliquement, face à face, et tournent donc toujours le dos à une partie des spectateurs autour d’eux, est comme fermée au public. Pire, son aspect rêveur ne laisse finalement que peu de place pour que notre imaginaire puisse se déployer. Alors, quand ils glissent une cassette de musique électronique dans leur machine et se mettent à tourner lentement, silencieusement, en rond autour de leur table, on frôle la provocation gratuite, et l’irritation gagne : mais nous sommes prêts à admettre que c’est sans doute nous qui n’avons pas saisi la démarche. Bref, ce cirque se termine, au bout de 45 longues minutes, par une chanson en allemand un peu plus animée grâce à des percussions enregistrées, avant qu’un autre de ces chants hébétés en forme de balade acoustique, en italien cette fois, semblable à tout ce qui a précédé, nous prouve surtout que ça pourrait durer comme ça toute la nuit.
21h45 : Raah, non ! L’orage a éclaté juste au moment où les musiciens de Crack Cloud montaient sur scène. Au premier rang, nous sommes abrités par l’auvent et nous pouvons témoigner de l’inquiétude des musiciens et des organisateurs alors que des gouttelettes d’eau menacent le matériel et la sécurité de tous. Que faire ? Et puis, c’est un miracle ou presque : la pluie s’arrête d’un coup (et ne reviendra pas de la soirée…). Crack Cloud démarre immédiatement son set, et tout le monde – la place devant la scène est maintenant bondée – pousse un soupir de soulagement.
On sait que Crack Cloud est plus un collectif qu’un groupe traditionnel, et il y a autour de Zach Choy, le chanteur-batteur placé au centre de la scène, cinq musiciens aux styles très différents, et donc complémentaires : deux guitaristes, devant, qui assurent principalement le côté Rock du show, deux autres musiciens au look très straight à l’arrière qui sont clairement responsables de la richesse de la texture et, disons-le sans crainte, de la solidité de la musique, et puis deux fauves déchaînés, le colossal bassiste barbu et chevelu, presque effrayant d’intensité, et le claviériste hystérique qui fait tout le show à lui tout seul. Bref, il y a beaucoup de choses à voir sur une scène illuminée d’une lumière blanche aveuglante…
Crackin Up nous met dans la bonne ambiance, et confirme les trois éléments-clé qui rendent la musique de Crack Cloud aussi excitante et addictive : il y a Zach qui scande ses paroles et hurle sa colère, il y a des dissonances qui fusent de toute part, il y a des nappes de claviers très psychédéliques, et il y a surtout ces rythmes obsédants et irrésistibles sur lesquels il est impossible de ne pas danser.
Si les musiciens ne sont pas particulièrement communicatifs – pas plus de trois mots échangés avec le public au cours du set de 50 minutes -, on leur pardonnera aisément tant ils sont clairement concentrés sur leur musique complexe, aussi déroutante par instants que satisfaisante quand elle emprunte les voies d’un rock quasi motorik, jouant sur de longues répétitions rythmiques visant à entraîner le public dans une longue transe. Il faut d’ailleurs signaler que le public de la Station aura été particulièrement réceptif ce soir, et que ce fut une belle foire d’empoigne devant la scène, nous obligeant au premier rang à lutter pour notre espace vital. Comme ça se doit d’être le cas dans un vrai concert Rock réussi, non ?
La dernière partie du set nous offre deux de nos morceaux préférés : Ouster Stew, peut-être parce qu’on y retrouve des sonorités Talking Heads, et Tunnel Vision, pendant lequel les guitares s’emparent brièvement des commandes. Beau final instrumental et rythmique, pour un set qui aurait pu sans problème durer trente minutes de plus.
Satisfaction générale du public après cette bonne décharge, qui prouve d’ailleurs qu’on peut être – relativement – dans l’expérimentation sans priver pour autant son public des plaisirs élémentaires du spectacle live. Une leçon à retenir pour tous ceux qui ont envie de faire évoluer le Rock.
Photos : Robert Gil
Texte : Eric Debarnot