On a du mal (pour notre plus grand bonheur) à saisir la trajectoire de la franco-britannique Emily Loizeau, reprenant aussi bien Lou Reed que divaguant à l’autre bout du monde. La dame sait se rendre insaisissable et ce n’est pas cet Icare fantasque et racé qui viendra changer les choses à ce niveau-là. Emily Loizeau propose une Pop immédiatement accessible mais aussi d’une ambition que l’on rencontre peu dans l’hexagone.
L’ambition a mauvaise presse dans la culture musicale française. On lui prête parfois des intentions d’orgueil, un égo mal maîtrisé, un complexe d’infériorité que l’on tenterait de compenser. Pourtant, ailleurs, Outre-Manche, par exemple, on considère l’ambition comme une vertu louable. Prenons l’exemple de la période des années 60 où pendant que la chanson populaire se perdait dans l’hexagone dans les crétineries du Yéyé, les anglais donnaient naissance à la Pop, à des artistes à la maturité précoce, les Kinks en tête. En France, la chanson populaire a souvent rimé avec divertissement (je sais, cela ne rime pas. C’est fait exprès). Il y avait la musique sérieuse, les incunables, les Brel, les Ferré et les Brassens et il y avait les autres qui se vautraient dans la fange de la musique de variété. Pourtant, quand on y regardait de plus près, on voyait l’émergence de véritables auteurs parmi ceux-là, un Michel Delpech par exemple qui n’hésitait pas à travailler avec l’équipe de David Bowie, un Salvadore Adamo dont il faudra sans doute un jour redonner le blason. Nombre de ces musiciens ont pris la tangente et sont partis de l’autre côté du Channel pour travailler leur Swinging Pop avec l’aide d’Un Ivor Raymonde (père de Simon Raymonde des Cocteau Twins).
Le problème, c’est que l’ambition devait se faire en catimini. Que ce soit Michel Berger ou encore Alain Souchon, pour ne pas perdre leur statut de chanteurs populaires, ils ont dû mettre à distance cette ambition. Fort heureusement, lentement mais sûrement, les choses ont évolué. Cela reste encore compliqué de proposer une alternative au tout venant mais le prisme proposé par les artistes français est bien plus large qu’il y a trente ans. Il y a eu une suite de déflagrations qui ont amené à ce disque d’Emily Loizeau, le divin Icare. La première, ce fut sans doute Alain Bashung qui tout en s’appuyant sur les codes de la chanson française a su faire dériver son univers vers l’expérimentation. Il y a eu Dominique A qui a su saisir tout l’intérêt de la dissonance pour contredire la ligne claire. En parallèle, il a eu William Sheller qui a su faire le pont entre Barbara, Gainsbourg et l’école minimale. La franco-britannique Emily Loizeau tire peut-être son ambition de double nationalité, on la connaissait déjà amoureuse des mots, elle prouve encore une fois avec Icare qu’elle aime également les climats changeants. Elle démontre avec maestria et nuance qu’elle est également une grande chanteuse, passant de chanson en chanson d’une incarnation à une autre. D’une voix sur le souffle à un chant plus âpre, il n’y a pas une Emily Loizeau mais mille comme autant de propositions dans lesquelles vous pouvez vous retrouver.
Mais à côté de cela, Emily Loizeau incarne une multitude d’images féminines jusque dans la plus petite inflexion de sa voix. Alternant entre chansons en français et en anglais, glissant quelques éléments de langage d’une chanson à l’autre, les morceaux se font écho et Emily Loizeau se métamorphose totalement. Jamais paresseuse dans ses compositions, Emily Loizeau se plait à se contredire et à explorer des territoires antagonistes. Prenons Le Poids De L’Existence qui ne sera pas sans rappeler les premiers travaux de Barbara Carlotti ou ceux de Balzane, le projet méconnu d’Aurélia Ravaud Croisier, compagne de Pain Noir. Il y a un raffinement sans nom dans cette écriture. Avec ce chant sur le souffle et sur le fil, Emily Loizeau traduit à merveille une certaine forme d’urgence essoufflée, presqu’exsangue.
Je n’avais pas encore lu que derrière les manettes de la production se cachait un certain John Parrish mais j’aurai juré entendre la PJ Harvey des débuts, rageuse et rêche, on en entend des effluves sur Eldorado. Mais si l’on doit évacuer tout de suite quelques influences sur ce disque, on pourrait évoquer Kate Bush sur Silent mais aussi la Shara Nova de My Brightest Diamond pour ce même esprit fantasque et cette envie d’en découdre avec les genres qui courent tout au long du disque. Ce qui est immédiatement remarquable à l ‘écoute d’Icare, c’est qu’elle ne manque pas de courage la Loizeau (sourire) mais aussi que ce qui semble primer sur ce disque c’est ce véritable travail sur la voix.
Elle peut être tour à tour poisseuse, étouffée ou cristalline. Chacun peut y trouver son compte, on peut au choix préférer la Emily Loizeau plus paisible, la plus hantée. Pour ma part, Celle de Celle qui vit vers le Sud me bouleverse, sa reprise de Bob Dylan pourrait ressembler à une possible réponse à cette merveille que cache La Fragilité (2018) de Dominique A, Le Ruban. Emily Loizeau peut se faire toxique et sur le fil de la dissonance à la manière d’une Anna Von Hausswolff ou d’une Anja Franziska Plaschg (Soap & Skin) le temps d’Oceti Sakowin ou de We Can’t Breathe. Le son vire presqu’au garage, à la lourdeur d’un stoner par instants pour mieux calmer les choses avec Le Délice A Pleurer, petite merveille de sensualité pas si lointain des travaux de la consœur Maissiat (dont on annonce enfin un nouvel album à paraître bientôt).
Et si avec Emily Loizeau, on tenait une forme de réponse féminine aux chansons de Dominique A. Prenez Renversé, on imaginerait aisément Mr Ané s’incarner dans de telles ambiances. La dame nous plonge dans son écriture combative et engagée sans pour autant tomber dans le balourd et l’appuyé, elle dit les choses avec distance et à propos. La chanson qui donne son titre à l’album est une merveille de simplicité jouée au piano tout d’abord avec des arrangements discrets qui s’étoffent. C’est précisément dans cette science de l’économie et du détail que l’on reconnaît la présence et toute la pertinence de John Parish. Elle se prête encore une fois au jeu de la reprise avec le Working Class Hero de John Lennon.
Icare est un disque bipolaire qui choisit de ne pas choisir entre des éléments volontairement Rock et des mélodies à lesquelles nous avait habitué Emily Loizeau, un disque un peu bancal et intriguant, déroutant et passionnant, ambitieux et généreux. Icare est de ces disques qui nous font toucher le ciel et nous brûler les ailes à la chaleur du soleil, des disques comme des énigmes auxquelles il nous faudra revenir et encore revenir pour en saisir la substance.
Greg Bod