En apparence, rien ne ressemble plus à un album de Mono, le groupe de post-rock japonais qu’un autre album de Mono, du moins pour ceux et celles à l’écoute par trop hâtive. Pour les autres, on constatera que le groupe a décidé depuis 3 disques de revenir à un son plus brut et plus violent, plus incisif également. Pilgrimage Of The Soul poursuit avec brio dans cette voie.
Pourquoi n’acceptons-nous pas la moindre évolution dans le son de la part de certains artistes ou groupes sans penser que ces derniers nous trahissent ou perdent leurs âmes ? Pourquoi de la part d’autres musiciens attendons-nous d’être surpris voire émerveillés à chaque nouvelle création ? Pourquoi allons-nous chercher chez d’autres créateurs encore et toujours le même disque comme une valeur refuge, comme une zone de confort dans un monde qui fait peur ? Pourquoi tolérons-nous dans la peinture l’artiste qui malaxe encore et encore la même couleur, sculpte la même lumière et la même forme et pourquoi ne l’autorisons-nous pas aux musiciens ?
Depuis leurs débuts en 1999, les Tokyoïtes de Mono ont toujours souhaité être perçus comme des sculpteurs sonores échafaudant des murs de sons qui peuvent tout aussi bien ressembler à des cathédrales en feu qu’à des lunes endormis. Ils ont su évoluer de leurs premiers disques presque post-metal vers un post Rock proche de celui des écossais de Mogwai à tel point qu’on les a un peu hâtivement surnommés les Mogwai d’Asie. Souvent accompagnés par Steve Albini à la production ou au mixage, ils ont su napper leurs sonorités électriques de nappes de cordes élégiaques comme sur le sublime Hymn To The Immortal Wind (2009). On pouvait craindre après cet acmé la mise en place d’une recette, une lente complainte qui s’installe et finit en un déluge électrique mais c’était sans compter sur la ruse et l’intelligence des japonais. N’oubliant jamais le sens mélodique dans la fureur de leurs pièces quasi toutes instrumentales, Mono a su évoluer comme Isis ou Pelican, chargeant de romantisme et de symbolisme sa musique. Là où d’autres groupes de post-rock finissent par nous lasser par leur sempiternel et permanent croquis, Mono ne finit pas de nous surprendre avec ce sens constant de l’émotion. Qu’y a-t-il de plus antithétique pour Mono que le Math Rock et ses équations savantes de virtuoses ? La Musique de Mono n’a jamais été une musique portant au pinacle la dextérité d’un musicien, sa technicité. Seule compte l’émotion et la seule émotion pure, quitte parfois à paraître lyrique ou mièvre.
Pilgrimage Of The Soul, onzième disque du groupe, est sans aucun doute possible l’album le plus ouvert de Mono. Délaissant souvent la mélancolie qui imprègne en général les compositions de leur leader Takaakira Goto, Pilgrimage Of The Soul surprend par son « incohérence » volontaire et la multiplicité des pistes qu’il tente. Toutefois, soyez rassurés, ils conservent la formule des pièces instrumentales bien que leurs tentatives de véritables chansons par le passé aient été plutôt fructueuses. On se rappelle en particulier de leur collaboration avec Tetsuya Fukagawa, le chanteur d’Envy, le groupe de screamo post Rock le temps de The Hand That Holds The Truth sur Rays Of Darkness (2014),leur collaboration avec l’américaine A.A Williams sur Exit In Darkness (2019) ou encore Breathe incarnée par la bassiste du groupe Tamaki Kunishi sur Nowhere Now Here (2019). Malheureusement en 2017, le batteur et membre fondateur du groupe Yasunori Takada quitte Mono et avec lui, le collectif perd un jeu subtil, tout en nuances, pas si éloigné des performances d’un batteur de Jazz. Depuis remplacé par Dahm Majuri Cipolla, cette évolution du son de Mono vers des climats plus rageurs est sans doute la résultante d’un jeu de batterie plus nerveux et plus percussif.
https://www.youtube.com/watch?v=5jfvrvbbBkw
On aurait pu craindre aussi que Mono poursuive sur les mêmes territoires que leur immense disque Hymns To The Immortal Wind, au contraire avec Pilgrimage Of The Soul, ils rebattent le jeu de leurs cartes avec des pièces instrumentales dont la structure et l’ossature ne doivent pas tout à la seule guitare. Au contraire, Mono ouvre sa palette à d’autres sons, d’autres instruments, d’autres envies aussi. Avec une belle élégance, ils déclinent avec Riptide une ouverture toute douce à la manière de You Are There (2006) avant d’exploser dans un magma froid que ne renieraient pas Michael Gira et ses Swans, on ne peut toutefois s’empêcher de penser à After You Comes The Flood sur l’album précédent dont Riptide semble être une prolongation. Nous voici donc dans des terres nerveuses, violentes et épileptiques. Oui mais non car tout de suite après Imperfect Things et ses sonorités électroniques viennent prendre le contre-pied avec sa longue introduction toute en drones. Nouveau contre-pied au sein du même morceau qui s’appuie ensuite sur une rythmique, osons le mot, presque « Disco« . Oui, vous avez bien lu « Disco« , vous n’hallucinez pas. Qui aurait cru que la musique de Mono pourrait se prêter au Dancefloor ? Pourtant, il faut avouer que ce morceau sans être inoubliable a pour lui l’efficacité. On est en droit de préférer les ambiances plus atmosphériques du groupe japonais mais force est de reconnaître que sur le terrain de l’hymne de stade, Mono s’en tire plutôt bien.
Mais là où Mono s’en tire le mieux dans les pistes nouvelles qu’il travaille sur Pilgrimage Of The Soul, c’est sans aucun doute dans ces propositions où se mêlent musique électronique et acoustique. Sur Heaven In A Wild Flower par exemple, Mono rappelle combien il se réclame d’une école néo-classique, d’une école européenne mais aussi américaine. Heaven In A Wild Flower ne sera pas sans évoquer les travaux d’Aaron Copland, le Grand Canyon Suite en particulier. Sur cette plage, la guitare est totalement délaissée pour des nappes de cordes et de cuivres de toute beauté qui nous donnent furieusement envie de nous replonger dans Behind The Shadow Drops, l’échappée en solo de Takaakira Goto en 2017 et en particulier Trace Of Snow Waltz qui nous permet de comprendre toute la différence qui existe entre notre culture occidentale et celle d’Asie. Les japonais n’ont rien perdu de cette vertu qu’est le sens de la contemplation. Quand il nous faut faire appel à des applications de méditation, eux déambulent dans les jardins publics à regarder les feuilles des cerisiers en fleur ne jamais finir de se répandre sur le sol. On sera en droit de regretter l’absence de l’ancien batteur de Mono sur To See The World car le jeu de Dahm Majuri Cipolla manque ici cruellement de subtilité et finit de transformer ce qui aurait pu être un brûlot d’urgence en une flammèche vaguement Pop. le son reste diablement puissant mais semble dans ce type de climat comme désincarné, comme sous pilote automatique. On y entend quelques échos cold wave, un And Also The Trees hargneux ou le Iliketrains de Spencer Perceval. C’est efficace mais finalement assez anodin.
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Mono nous rassure instantanément avec le sépulcral et martial Innocence pleinement magnifié par le même Dahm Majuri Cipolla qui parvient à nous convaincre totalement avec une agressivité toute en retenue qui vient apporter à la construction éclatée du titre. On retrouve alors le Mono le plus sombre, le plus torturé. Il y a quelque chose de presque Doom, de presque No Wave dans The Auguries, on croirait reconnaître dans cette lente évolution en ostinato quelque chose de Neurosis, cette même torpeur, cette même neurasthénie qui n’oublie pas de regarder vers le ciel. Point d’orgue du disque, Hold Infinity In The Palm Of Your Hand est en soi comme nombre d’autres morceaux de Mono une odyssée, un voyage tortueux et douloureux, on y traverse des contrées inconnues, des lieux où réconfort et silence n’existent pas. Dans la musique de Mono, il n’y a que très rarement des voix humaines mais pour autant la présence d’individus est au centre de cette musique étrange. La musique de Mono c’est un peu comme la Danse de la vie, ce tableau d’Edvard Munch, elle raconte en une douzaine de minutes ce qui constitue une vie, des sons enfantins, presque comptines du début de Hold Infinity In The Palm Of Your Hand, on jurerait voir les premiers pas maladroits d’un tout petit, cet enfant qui vient se cacher dans les jambes de sa mère. Puis car il y a toujours un puis, puis, donc, le laborieux affranchissement d’un enfant de sa mère, sa libération progressive, ses premières expériences d’individu propre et entier. C’est en cela que la musique de Mono est bouleversante, elle s’adresse à l’universalité des choses, à la communauté de l’expérience humaine, au cheminement unique et multiple. La musique de Mono c’est un peu comme un blues qui s’estomperait dans une miniature de Brahms. En clôture And Eternity In An Hour ranime les envies néo-classiques du groupe et ressemble en bien des points à une forme de clin d’œil à Follow The Map sur Hymn to the Immortal Wind.
Pilgrimage Of The Soul n’est certainement pas un nouveau chef d’œuvre dans la discographie de Mono qui en contient déjà quelques uns mais c’est assurément un disque courageux qui tente parfois avec succès, parfois non d’aller vers de nouvelles pistes. C’est la vision d’un groupe toujours en mouvement, en pleine réflexion créative. Pilgrimage Of The Soul contient son lot de merveilles comme toujours dans les œuvres de Takaakira Goto et des siens. Leur musique résonne en nous, s’incruste en nous à travers un message simple et universel à travers ce pèlerinage de l’âme.
Greg Bod