Paru dans l’indifférence générale en France, Spanish Model est une réécriture en espagnol du fabuleux This Year’s Model, chef d’œuvre absolu d’Elvis Costello : un projet délirant de plus de notre très cher « Imposter », qui s’avère une belle réussite.
En 1978, riche année musicale qui vit la pop renaître du brûlot punk, sous le nom de new wave, un album changea radicalement la donne, et fut généralement considéré comme l’une des plus grandes réussites de cette nouvelle nouvelle vague : This Year’s Model, second album d’Elvis Costello l’enragé et premier disque réalisé avec l’appui de son combo terrible, The Attractions. Des mélodies parfaites, des textes d’un niveau que plus personne n’atteignait en Grande-Bretagne depuis que Ray Davies avait décidé de vieillir, une énergie supersonique et une rage postillonnante du chanteur qui enchanta ceux que Johnny Rotten et Joe Strummer avaient réveillés, et effaroucha quand même une bonne partie du public plus timoré. Bizarrement, This Years’ Model, respectable succès commercial planétaire en 1978 – y compris dans le monde hispanique -, est rarement célébré aujourd’hui comme le monument qu’il est.
Et nous voilà en 2020 : Costello a, heureusement, calmé sa rage en explorant autant de genres musicaux que possible : country, folk, jazz, musique classique, variétés internationales, trip hop, blues, hip hop… on en passe et des meilleurs. Un cancer assez méchant a failli nous priver de lui il y a quelques années, mais n’aura eu heureusement que peu d’impact sur l’énergie de ce chercheur insatiable, de ce ludion passionné : son nouvel album, Hey Clockface, totalement bizarre, s’est avéré une réussite de plus à son actif, et notre homme était prêt à affronter de nouveaux défis. Une proposition d’adapter l’une de ses chansons en espagnol (alors qu’en parallèle, il travaillait sur des versions françaises de chansons de Hey Clockface) lui donne une idée : pourquoi ne pas offrir à l’Amérique Latine (et à l’Espagne) une version en espagnol de This Year’s Model ? Le fait qu’Elvis ne parle lui-même pas un traître mot d’espagnol n’est pas un problème : il suffit de contacter une dizaine – et plus – d’artistes hispanophones à travers le monde et de leur proposer de réécrire ses textes, qu’il chantera ensuite avec eux ! Facile, non ?
Et bien sûr, Costello étant Costello, soit l’un des artistes majeurs du siècle dernier – même si en France, où il ne tourne même plus, il n’a jamais suscité que peu d’intérêt -, tous les candidats sollicités ont répondu présents, ce qui nous permet aujourd’hui de découvrir une nouvelle version de This Year’s Model (la version de référence ici est plus ou moins celle de la réédition de 1993 chez Rykodisc). Avec la même musique, puisque les titres n’ont pas été rejoués, mais qu’on repart des bandes de l’époque – énergie punk ou post-punk garantie ! -, et que les interprètes (c’est-à-dire les invités, le chant original d’Elvis réapparaissant parfois…) ne se contentent pas de chanter la même chose en espagnol, mais ont la plupart du temps réinventé les chansons. Leur conférant ainsi parfois un sens nouveau – comme Radio Radio que Fito Páez, rocker et cinéaste argentin, transforme en chanson méta sur l’art de Costello, ou encore Crawling to the USA que Gian Marco, chanteur et acteur péruvien, et sa fille Nicole Zignano, ont dû chanter comme un constat sur l’émigration désastreuse des pays les plus pauvres du continent vers les Etats-Unis. Ou leur apportant, dans d’autres cas, une richesse mélodique différente, comme sur Pump It Up, tuerie punk ultime des Attractions sur laquelle Costello a presque toujours clos ses sets, et que l’élégance de la langue espagnole et le chant du Colombien Juanes enchantent, ou encore sur Detonantes (vous savez, Little Triggers !), qui devient une torch song grâce au talent de La Marisoul, chanteuse mexicano-américaine.
Bien entendu, comme toujours avec ce genre d’exercice, on peut regretter des versions encore trop fidèles à l’esprit initial de la chanson (le groupe colombien Morat reprend Lipstick Vogue comme s’ils s’imaginaient totalement être sur scène avec Elvis en 1978 !), on sera éventuellement déçus par rapport à la version originale (La Chica de Hoy, c’est-à-dire This Year’s Girl, texte féministe virulent qui a toujours fait honneur à Costello, pas particulièrement mis en valeur par Cami, malgré la pertinence de son interprétation par une jeune femme), et on sera à l’inverse surpris par la beauté qui transparaît ici et là de manière inattendue (La Turba / Night Rally avec l’Uruguayen Jorge Drexler, ou Hand In Hand avec le duo impeccable constitué de la Chilienne Francisca Valenzuela et l’Américain Luis Humbero Navejas).
Bref, alors que Spanish Model vient d’entrer – une première dans la carrière de Costello – dans les Charts des « Latin Albums » -, voici un cadeau surprenant, qui conjugue la nostalgie d’une époque musicale féconde avec la pertinence d’une réécriture parfaitement en phase avec le monde d’aujourd’hui.
Une seule question nous taraude, pourquoi diable ne pas avoir intitulé ce nouvel album : « El modelo de este año ? »
Eric Debarnot