A l’occasion de la parution en format poche du Couteau, le douzième tome des enquêtes de Harry Hole, héros sérieusement borderline de Jo Nesbø, il était grand temps de faire le point sur une œuvre incontournable du polar contemporain.
Cela fait plus de 20 ans déjà que nous avons fait connaissance, grâce à l’Homme Chauve-Souris, avec Harry Hole, inspecteur de police norvégien qui y découvrait la culture aborigène – et les paysages australiens : accumulant anecdotes savoureuses et faits historiques, Jo Nesbø nous emballait littéralement, avant de replonger dans le classicisme du roman noir, avec serial killer et déchéance alcoolisée de ce flic cynique et pourtant charismatique qu’était le fascinant Harry Hole. Après un second livre poursuivant dans la veine « dépaysement assuré », les Cafards, qui se déroulait en Thaïlande, Rouge-Gorge ramenait enfin notre nouveau héros à Oslo, et entamait les choses réellement sérieuses.
Harry Hole, c’est donc un policier dur à cuire, enquêteur littéralement génial, amoureux de musique – de rock surtout – devenu une sorte de flic-star dans son pays… Un personnage qui ressemble quand même assez furieusement, en plus extrême, au Harry Bosch de Connelly, ce qui n’est pas, on l’admettra, la pire des références dans le genre. Mais là où Nesbø fait la différence, c’est grâce à son goût – très rock’n’roll – pour le chaos : il affuble son personnage d’une forte addiction à l’alcool, ce qui nous vaut très régulièrement des scènes de déchéance extrême – qui peuvent fatiguer, à la longue, mais qui sont extrêmement vigoureuses grâce à l’écriture très inspirée de l’auteur. Le style de Nesbø est régulièrement superbe, et le différencie de 99% des auteurs de polars contemporains. Au-delà de l’extrême intelligence des intrigues policières, de la justesse psychologique des protagonistes, auxquels nous nous sommes profondément attachés au fil des livres, nous avons affaire ici à un véritable écrivain.
La longue série de thrillers qui nous mène à ce dernier volume, le Couteau, marquant une rupture violente dans le fil de la vie de Harry Hole – il ne faut pas en dire plus, pour préserver le plaisir du lecteur, qui risque bien d’être tourneboulé à la lecture de ce douzième tome des enquêtes de Hole – nous a offert bien des plaisirs : à partir d’un univers de thriller a priori sans grande originalité, avec ses jeux politiques au sein de la police, ses enquêtes terriblement compliquées et riches en retournements de situation, ses serial killers et autres pervers qui risquent toujours d’entraîner un Hole toujours aussi instable dans leurs fantasmes, Nesbø nous embarque grâce à sa violente histoire d’amour entre Hole et Rakel, mais aussi à une galerie remarquable de personnages « secondaires ».
La saga Hole présente du coup l’inconvénient d’être incompréhensible pour qui ne lira pas TOUS ses chapitres (et dans l’ordre !), tant tous les destins et les histoires individuelles de ses personnages s’entremêlent et se poursuivent au fil des enquêtes (celles-ci impliquant d’ailleurs intimement nombre de ces personnages…). Elle offre en contrepartie à son lecteur le sentiment indépassable de constituer un véritable univers au sein duquel il se sent « comme chez lui », vibrant aux terribles aventures et mésaventures de Hole, de ses amis et de ses amours, dont l’existence est constamment en danger, et pas seulement à cause de ses adversaires.
Si le Bonhomme de Neige est souvent considéré comme le meilleur du lot (et a donné lieu à une adaptation cinéma désastreuse !), le sommet émotionnel de la saga a très probablement été Fantôme, en 2011, qui a vu Nesbø opérer un basculement – que l’on espérait très fort – du triller à la pure tragédie : dans Fantôme, ce polar exsangue où l’on tranche les gorges de ses ennemis, mais où l’on réserve un sort bien pire à ceux qu’on aime, l’espoir n’existait plus, l’amour était une défaite, l’amitié était un simulacre. Fantôme était le couronnement inespéré de la saga destroy de Harry Hole, ce super-héros aux failles béantes, où seul le pire est certain, mais où on continue quand même d’avancer.
Dans cette perspective, les trois derniers tomes de la saga, et en particulier ce Couteau, sont un peu inutiles, et on a souvent l’impression que l’auteur use et abuse des mêmes ficelles : aussi frappante – et parfois bouleversante – que soit la descente aux enfers de Hole, aussi habile que soit la narration et surtout la construction – ici extrêmement astucieuse – de l’enquête de Hole, qui joue sa santé mentale et sa survie même dans l’affaire la plus personnelle de sa carrière, l’aficionado ne sera guère bousculé. Il s’agit, dans une logique classique du polar scandinave, de découvrir successivement nombre de coupables potentiels, qui seront un à un « innocentés », jusqu’à une révélation « finale », il est vrai très surprenante. Nesbø nourrit son intrigue d’éléments nouveaux, comme les séquelles de la guerre en Afghanistan et le stress post-traumatique de ceux qui en reviennent, tout en poursuivant son habituelle réflexion sur les limites ténues de la légalité et de la justice et sur la relativité des concepts de Bien et de Mal. Mais là où il crée la vraie surprise, c’est dans la toute dernière partie du livre, celle du solde de tous les comptes, magistralement imaginée à partir de faits et situations parsemées au fil des 600 pages qui ont précédé… Et dans une conclusion élégante, qui pourrait marquer la fin définitive de la série.
Mais il y a fort à parier que Nesbø, comme nous, aime trop son héros pour l’abandonner à son sort, sur un coup de dé.
Eric Debarnot