Dernière apparition pour Daniel Craig avec Mourir peut attendre, une pièce montée sans âme, un opus qui se prend les pieds dans le tapis avec son intrigue alambiquée et dénuée d’intérêt, ses trahisons en cascade et ses morts à la chaîne.
Une saga comme James Bond fait, à chaque nouvel opus, face à une quadrature du cercle : assurer les retrouvailles avec l’esprit de la franchise tout en se clamant haut et fort dans l’air du temps. L’arrivée de Daniel Craig dans le costume de 007 a ainsi occasionné sont lot de trouvailles, parmi lesquelles une apparente cohérence narrative sur les cinq opus, reliés par des arcs convoquant les codes de la série, voire de l’architecture en surplomb mise en place par les franchises concurrentes comme celle du MCU. L’idée est séduisante : elle crée des liens entre les épisodes, et épaissit la psychologie du personnage qui vit avec un passé, des obsessions, des traumatismes et des menaces incarnées.
Mourir peut attendre trouve dès lors le petit plus qui permettra de le vendre : dernière participation de Craig, c’est la conclusion d’une ère, et le passage de relais avant une nouvelle dont on ignore pour le moment à peu près tout. L’intrigue prend donc le soin de convoquer les grandes figures à travers le temps, de Vesper Lynd à Spectre et son mentor Blofeld, en passant par Felix Leiter et Madeleine Swann : Bond a des deuils à gérer, des comptes à régler, des mystères à percer et des vengeances à ourdir, le sortant évidemment de sa retraite pour un imbroglio qu’on a rarement vu aussi laborieuse. On sent très nettement la volonté de renouveler les enjeux à chaque stade, comme autant de décharges électriques supposées agiter à nouveau le grand mastodonte à bout de souffle qu’est devenue la saga. Bond se retrouve ainsi à bosser pour la CIA, en concurrence avec le MI6, au sein duquel le grand méchant pourrait être M, tandis que le matricule 007 a été redistribué à une femme qui, elle-aussi, pourrait lui faire de l’ombre. Bond sort donc définitivement de son rôle de tombeur, les femmes lui tenant la dragée haute, deux occasions de conclure lui passant sous le nez par l’initiative de créatures aussi sculpturales que sérieuses dans la mission à honorer, warrior prêtes à prendre le rôle du héros fatigué.
La tradition reste évidemment honorée par toute une série d’invariants, des gadgets aux scènes d’action, en passant par les décors mégalomanes d’un méchant aux intensions génocidaires. Mais là aussi, on peine à déceler ce qui relève de l’hommage (un méchant à l’œil mécanique, une base secrète sur une île dans une manufacture de missiles de l’ex URSS…), du fan service, de la paresse ou du manque d’inspiration.
Mais c’est dans le cœur même de sa fabrication que Mourir peut attendre se prend les pieds dans le tapis : l’ambition se trompe presque toujours de cible, par une intrigue alambiquée au possible et dénuée de tout intérêt, avec trahisons en cascade et morts à la chaîne. On sent surtout ici la satisfaction d’une tabula rasa sur arc qui révélait déjà toute sa faiblesse dans le dénouement de Spectre. Difficile d’accorder du crédit à tous ces greffons qui revisitent le passé de Madeleine, donnent un rôle à Blofeld avant d’introduire un méchant random dénué de toute incarnation, pure fonction narrative vouée à faire son tour de piste éphémère. Tout le discours sur les enjeux en atteste avec une forme de désolation : le monde a changé (vraiment ?) on ne peut plus reconnaître les bons des méchants, et finalement, les mobiles sont « as usual », le tout dans des dialogues à rallonge. Car si mourir peut attendre, le spectateur aussi, et l’on en vient à se désespérer lorsqu’on nous annonce 9 minutes avant l’impact de missiles tant l’étirement du récit est devenu pénible.
Reste donc, dans la tradition des attendus, les séquences d’action, dans lesquelles Cary Joji Fukunaga ne démérite pas, surtout dans la scène d’ouverture, dont on avait malheureusement vu les morceaux de bravoure dans une bande annonce qui tourne depuis deux ans. La lisibilité des fusillades reste assez bancale, Bond prend moins de balles qu’OSS 117 et les séquences manquent sacrément d’originalité, même si quelques plans occasionnent un soin porté à la photo lors du casse à Londres, ou sur les architectures brutalistes de la base soviétique éclairée comme une œuvre d’art contemporain. La brutalité des débuts de Daniel Craig laisse place à un spectacle lisse, une incursion assez étrange du côté de Jurassic Park avec rugissements de motos dans les fougères, et une poursuite de Range Rover qui assume toute honte bue d’être une longue publicité sur la capacité tout-terrain des véhicules.
La nouveauté – ou, tel qu’on cherche à nous en convaincre, l’aboutissement de l’arc, réside donc surtout dans la destinée de Bond, et son histoire personnelle.
Quant au dénouement, la très laborieuse tentative de tresser l’intrigue à la destinée sentimentale de Bond achève de révéler toute la facticité du dispositif. Tout concourrait donc à ce dénouement supposément tragique, dans lequel on refuse à l’agent une vie de famille, par une condamnation incurable à ne pas pouvoir faire de câlins. Il fallait tout de même oser.
Le tragique en question n’a plus grand-chose à voir avec ce qui pouvait faire l’essence du personnage, tiraillé entre ses intérêts et sa déontologie, ses sentiments et sa fonction. Ici, on le présente comme la victime passive d’un scénario qui devait de toute façon conclure, avant de rebooter, assemblant entre temps avec une grande maladresse tous les ingrédients d’une pièce montée sans âme, qui pèse davantage sur l’estomac qu’elle ne fait monter les larmes aux yeux.
Sergent Pepper