S’il est peu habituel aujourd’hui d’utiliser la musique comme outil politique, il reste des artistes prêts à porter bien haut l’étendard de la rébellion face aux politiques : les Ramoneurs de Menhirs ont prouvé hier soir au Trabendo que le punk rock, basé sur de fortes racines régionales, gardait une vraie pertinence…
On est en 1988, et les Bérus (Bérurier Noir !) sont au sommet et remplissent un Zénith avant de faire ouvrir en grand ses portes à tous ceux qui n’ont pas de billet. Ce 3 mars 88 constitue peut-être l’apothéose d’une époque où le Rock alternatif français règne… jusque dans les cours de récréation ! Tout va évidemment s’effondrer au cours des mois qui suivent, mais ce triomphe – envers et contre tout – d’une rébellion ardente ne nous laissera aucun remords, seulement le regret de cette belle jeunesse bigarrée dressée contre le « gros Le Pen ».
Nous voilà en 2021, et la fille du même Le Pen apparaît désormais presque modérée face aux exactions verbales d’un Zemmour : nous aurions bien besoin d’un nouvel embrasement du Rock français. Mais depuis la fin des Bérus, l’inoubliable Loran, s’il n’a aucunement mis de l’eau dans son vin acide, fait du « punk celtique » : la fougue et la sincérité sont intactes, mais cette musique n’intéresse plus guère la jeunesse. La moyenne d’âge du public qui pénètre dans le Trabendo (car, oui, nous pénétrons ce soir dans le Trabendo, au lieu de rester sur sa terrasse comme nous le faisions depuis plus d’un an !) est quand même assez élevée… Punk’s not Dead, but Punk’s Old ! Et Zemmour et Le Pen ont sans doute raison de ne pas s’inquiéter : la jeunesse n’emmerde plus le Front National !
20h : dès les premières notes et l’introduction – au violon tsigane – du set, on a ce sentiment délicieux de trouver en Dirty Shirt des frères de sang du Gogol Bordello des origines. Mais Dirty Shirt viennent, eux, de Transylvanie, et leur potion magique personnelle consiste à jouer du folklore roumain en le mélangeant avec du hardcore bien agressif : on croit rêver ! Mais contre toute attente, et à condition, soulignons-le, de ne pas avoir de problème avec la musique excessive, ça marche formidablement bien. L’un des atouts du groupe est d’avoir deux chanteurs, un barbu imposant à la voix rocailleuse et un petit teigneux, au look d’Iggy Pop et à la voix étonnamment féminine, voire régulièrement suraiguë. Gros plaisir dans la salle où la bonne humeur et la sympathie que dégage le groupe font rapidement mouche. L’alternance entre des rythmes folkloriques aux consonances tantôt slaves, tantôt un peu orientalisantes, et des passages très heavy metal, ne laisse pas d’autres alternatives que de danser, avec un grand sourire aux lèvres. Meilleur moment d’un set de plus d’une heure : Săracă inima me, soit « Mon Pauvre Cœur » en français, une superbe chanson lente qui monte en puissance avant d’exploser, mais qui dégage une émotion déchirante. Ils seront au Hellfest l’été prochain, ne les manquez pas !
21h30 : la forêt de micros alignée devant la scène laisse présager une troupe nombreuse, mais non, les Ramoneurs de Menhirs ne sont toujours que quatre : bien sûr, le centre de l’attention est Loran – l’ex-Béru – qui porte la conscience et le discours politique enflammé du groupe, et qui « ramone » toujours avec sa guitare saturée et distordue comme un punk des premiers jours. A ses côtés, deux « sonneurs », Eric et Richard, aux impressionnantes crêtes, ont en charge l’aspect traditionnel breton de la musique, avec leur bombardes et binious. Et pour finir, Gwénaël est le chanteur principal sur les titres de pure chanson bretonne. Comme à l’époque des Bérus, Loran est donc responsable d’une grosse partie de la musique, sans le support ni d’un bassiste ni d’un batteur, mais avec sa fameuse boîte à rythme.
Comme pour Dirty Shirt, le son est impeccable ce soir au Trabendo, très fort mais très clair, sans perte d’audibilité de la voix, même quand on est sur les côtés (car il faut reconnaître que nous avons évité la partie centrale de la scène, où, on le sait, la frénésie du public va rapidement engendrer un chaos épique). Le principe d’un concert des Ramoneurs de Menhirs est simple, mais roboratif : on alterne classiques du punk rock des années 80 – des reprises de titres de groupes parfois obscurs, parfois plus connus comme Sham 69, Crass ou The Adicts -, des chansons bretonnes – avec impressionnant usage des instruments locaux et un chant toujours remarquable de Gwénaël -, et… quelques classiques du répertoire des Bérurier Noir, qui vont, évidemment, engendrer les plus beaux mouvements de foule et les plus forts moments d’émotion.
Entre les morceaux, Loran harangue la foule, poursuit son éternel travail d’éveil de la conscience politique de ses fans. Et même si on ne le suit pas toujours sur tous les sujets – comme c’était d’ailleurs déjà le cas avec les Bérus -, il faut bien avouer que c’est un véritable bonheur d’entendre une parole militante claire sur des sujets essentiels de notre démocratie, comme les violences policières (on dédie une chanson à Steve, poussé dans la Loire à Nantes au cours de la Fête de la Musique en 2019), comme la toxicité du patriarcat et la libération indispensable de l’« l’esprit des femmes », comme la déforestation et le mépris dont témoigne le capitalisme envers l’écologie. On célèbre la résistance ukrainienne en emmerdant Poutine, on vénère la mémoire des anarchistes grecs dont les voix ont été violemment étouffées par la police « nazi-onale », on réclame la légalisation du cannabis : « Darmanin, ce pétard, il ne tire pas des balles ! » clame Loran en brandissant un bédo qu’on lui a passé depuis la fosse.
Si les années ont inévitablement marqué Loran, qui y a laissé des cheveux et même des dents, on est heureux de constater qu’il reste égal à lui-même : un guitariste rythmique impérial, avec une présence scénique imposante, avec ses convictions politiques brandies en étendard sans jamais sonner comme un donneur de leçons… L’esprit des Bérus souffle encore, comme en témoignent les reprises enthousiasmantes de Ibrahim (sur le Moyen-Orient), de Porcherie ou de Vive le Feu en conclusion du set. Mais Loran est lucide, et même s’il se réjouit en voyant un très jeune pré-ado sauter dans la foule (« Tant qu’il y aura de enfants à nos concerts, il y aura de l’espoir »), il reste lucide : pas de reprise adlib du célèbre slogan de Porcherie, « la jeunesse emmerde le Front National ! », car « si la jeunesse emmerdait vraiment le Front National, on n’en serait pas là aujourd’hui… ».
La fosse est dans un état de folie indescriptible, mais 23 heures sonnent, et Loran doit négocier avec le Trabendo la possibilité de jouer deux chansons de plus – il n’a jamais envie de s’arrêter de jouer, en véritable combattant qu’il est -, et les Ramoneurs de Menhirs nous laisseront sur un Viva la Revolution revigorant, qui fait écho au superbe Bella Ciao interprété plus tôt dans la soirée…
Voilà, on ressort de cette soirée généreuse dans tous les sens du terme – généreuse en musique comme en idées – un peu rassérénés. Il reste des gens pour se battre contre l’oppression, et aussi contre l’amnésie générale. En faisant le lien entre la culture profonde de leurs origines et les combats contemporains, Dirty Shirt et les Ramoneurs de Menhirs nous aident à nous souvenir que le pire n’est jamais certain. Que la résistance est toujours possible.
Photos : Robert Gil
Texte : Eric Debarnot